Karah se réveilla beaucoup plus rapidement que Chris ne l’avait prévu, et fuit presque tout aussi vite la chaleur du kimono. Le blond lui lança un regard mi-surpris, mi-amusé, allongé sur le côté avec sa tête appuyé sur sa main.

-Bien dormi, chaton ?  

Evidemment, le garçon se confondit en excuse. Comme si c’était de sa faute si Chris les mettait constamment dans ce genre de situations. Ce dernier ne manqua d’ailleurs pas de bomber le torse avec fierté quand son ami le complimenta pour son feu. Pour être parfaitement honnête, qu’il soit parvenu à un tel exploit relevait du miracle. Il avait eu… quoi… une chance sur cinq de réussir ? Et il avait réussit quand même ? Il était toujours scandaleux de constater qu’un pire branleur tel que Chris avait suffisament de chance pour égaler le travail de quelqu’un qui s’en donnait réellement les moyens. Il répliqua au quart de tour, avec une mine rayonnante de fierté.

-Je t’en pris, bébé, tu peux m’appeler : Chris, Prince des Flammes !  

Décidément, le jeune Karah semblait être vraiment perturbé par son réveil matin. Chris en était presque flatté : il lui faisait tant d’effet que ça ? Déstabiliser son guide était en train de devenir son passe-temps favori, tant cela était facile.
Il ne perdit pas de temps, et se releva, enfilant de nouveau son kimono tout chaud. Il avait largement eu le temps de se réchauffer. Les bras croisés, le blond avisa le natif s’enfoncer de plus en plus dans un discours qui perdait progressivement en cohérence. Chris, dans sa grande générosité, décida de l’aider. Il déposa doucement un doigt sur ses lèvres pour l’inciter à se taire.

-Relax, chaton. Et si on le continuait, ce voyage ? On est là pour ça, non ?

Malgré la fatigue qui tiraillait le blondinet, celui-ci trouva plus simple de marcher ce jour-là. Peut-être était-ce parce que les deux jeunes adultes discutaient de tout et de rien, chantonnant parfois leurs chansons de la vieille. Rien de bien profond, comme les conversations qu’ils avaient eues avant de dormir. Ça parlait d’animaux sauvages, de nourriture, de voyages. Enfin, jusqu'à qu'à ce qu’un imprévu vienne interrompre leur conversation.

Chris, comme tout bon américain, avait déjà vu des ours en vrai : au zoo, en train de tourner dans leures cages. Que ce soit durant ces moments où à la télé, le blondinet avait toujours adoré ces animaux. S’il pouvait s’en procurer un pour en faire un lit, il pourrait mourir comblé. Mais sans le tuer, hein, attention ! Juste qui lui fait des câlins tous les soirs pendant 8h ! Ce serait le feu, il pourrait l’emmener partout en soirée ! Non seulement les gens ne viendraient pas l’emmerder, mais en plus, il pourrait dormir n’importe où, n’importe quand. Il suffirait juste qu’il dise « Johnny (oui, Chris avait vraiment envie d’avoir un animal qui s'appelait Johnny) allonges-toi sur le dos près de ce mur et ouvres-moi tes grosses papattes » et pouf gros câlin et dodo. Plus besoin de dormir sur les bancs d’à côté de chez lui parce qu’il a oublié ses clés !

Seulement la bête en face de lui était beaucoup plus terrifiante que ce qu’il avait pu imaginer. Malgré le potentiel de confort qu’il dégageait, le blondinet pouvait sentir dans ses entrailles que ce truc avait assez de force pour faire voler sa tête s’il décidait de lui mettre une baffe. Aucun geste brusque ? Cinq sur cinq, Karah. Il n’y avait de toute manière aucun risque que Chris n'esquisse le moindre geste. Il était complètement paralizé de peur. Whoah. Il était donc possible de faire perdre toute sa substance à quelqu’un d’aussi insouciant que Chris. Bon, il fallait pour ça qu’il soit en face d’un des plus grands prédateurs de l’homme, mais c’était bien là la preuve que rien n’était impossible.

La bête s’approcha un peu des deux garçons, humant l’air, comme pour identifier leurs odeurs. D’ordinaire, Chris aurait lancé une vanne du genre « Mince, heureusement que je n’ai pas pris de douche depuis des lustres. Ça va peut-être le dissuader de me croquer. » seulement son cerveau était trop occupé à s’inhiber pour laisser place à tous ses réflexes primitifs.

Dieu avait dû les prendre en pitié, car l’ours, après son inspection, se lassa des nouveaux venus et partit tranquillement.

La première activité cérébrale de Chris fut « Plus jamais j’irais dans un zoo de ma vie. » Ses jambes manquèrent de se dérober sous son poids, alors qu’il s’appuyait contre un arbre en prenant de grandes expirations.

-Je vais bien ! Je vais bien ! déclara-t-il à son compagnon pour le rassurer, d’une voix fébrile dans laquelle il tenta de mettre toute sa conviction, pouah, c’était plus tendu que quand je me suis fait agresser par des sdf ! Heureusement que t’es un pro de la survie !

Il se remit en route en s’aidant de son bâton, mais cela ne l’empêcha pas de tituber par moments.

-Whoah, énorme. J’ai rencontré un ours et j’ai survécu. Ça va faire fureur pour les jeux d’alcool, ça.  

Avec un sourire Chris acheva de reprendre contenance et posa son bras sur l’épaule de Karah. Évidemment qu’il allait répondre à renfort d’anecdotes et de récits théâtraux, si on lui posait ce genre de question. On parlait de Chris là. Le type incapable de répondre de manière concise et neutre quand on lui posait une question.

Il expliqua ce qu'étaient les sans-abri, et comment il en avait été un aussi après que ses parents l’aient mis à la porte.
« Tu te rends compte qu’il y a plein de gens sympas, dans la rue ! Et quand fait ce n’est généralement pas de leur faute ! Bon, t’as des gens craignos aussi, comme ceux qui m’ont attaqué, mais sinon, ils ce ne sont pas du tout des fainéants en fait ! »    disait-il. Quand Karah ne comprenait pas bien un terme, il s’engageait dans de nouvelles explication, tout aussi longues et romancées. Il vagabondait d’anecdotes en anecdotes, mimant les gestes, narrant le tout avec théâtralité. Il raconta comment il s’était fait courser par un vieux et son fusil parce qu’il s’était réfugié sous son balcon. Comment il était parvenu à sauver un rat de la noyade. Comment ledit rat avait finit par le mordre et replonger dans l’eau parce qu’en fait, il n’était pas du tout en train de se noyer. Comment il était parvenu à arnaquer un riche en lui faisant croire qu’il accepterait d’être son escorte. Le blondinet avait évidemment oublié qu’il était censé être un Prince riche et célèbre. Mais était-ce très grave à ce stade ! Le plus scandaleux, c’est qu’il connaissait suffisamment Karah pour savoir que s’il découvrait la supercherie, il ne s’énerverait pas.

Il disait aussi que ça avait été cool d’avoir des potes pour l’héberger. Même si ça avait été fun et riche en émotion (et en alcool), dormir dans le froid de la nuit, c’était quand même qu’à moitié drôle.

De là, il enchaîna sur la manière dont fonctionnait son pays, posa une multitude de questions sur les différences qu’il y avait avec la civilisation de Karah. Leur conversation fut si prenante qu’elle continua jusqu’au soir. Chris ne s’était même pas plaint de tout le voyage, c’était dire ! L’adrénaline déclenchée par l’ours, sûrement. Rétrospectivement, le blond se disait qu’il avait frôlé la mort, et que c’était super stylé ! Ça lui donnait envie d’en croiser un de nouveau, d’Ours sauvage. (Dieu, cet imbécile n’apprendrait jamais la leçon.)

-Oh ! Attends, chaton ! C’est moi qui vais faire le feu !   s’exclama-t-il quand ils furent plus établis.

Dix minutes plus tard, il se laissait tomber sur le dos sur le tapis de feuilles mortes en soupirant bruyamment.

-Haaaaaan ! Pourquoi ça marche pluuuuuus ! J’avais pourtant réussi ce matin !  

Il roula sur le ventre, accoudé sur le sol, la tête appuyée sur ses mains.

-Karah d’amouuuuuuur ! Tu pourrais faire le feu s’il te plaaaaît ?   demanda-t-il avec une voix et des petits yeux de chien battu.

« Il ne faut pas abandonner, c’est la clé »
...
Mais noooooon enfin ! Si l’on avait la possibilité de faire autrement, pourquoi s’emmerder ? Vous imaginez, si Chris n’avait pas abandonné l’école de commerce ? Il serait devenu un monstre ! Un vilain méchant qui prend des sous à tout le monde. Non parce qu’on allait pas se mentir, Chris, c’était un peu l’as du baratin. Il aurait pas réussi à aller si loin dans ses études si ce n’avait pas été le cas ! (Oui, au vu du travail qu’avait fourni Chris durant ses différentes licences, on pouvait considérer qu’aller jusqu’au bout de l’année, c’était aller loin)

Et puis, il fallait voir le bon côté des choses ! S’il n’avait pas abandonné quand il avait fallu faire ce foutu alcool pour le campement, ils n’auraient pas eu l’aide de tout le campement pour le faire et le résultat aurait été beaucoup moins bon ! S’il n’avait pas abandonné le commerce, il n’aurait pas rencontré Aiden ! L’abandon, c’était le feu ! Ça évitait de se mentir à soi-même quand il était inévitable qu’on allait finir par avoir la flemme.

Et là, il avait un Karah tout gentil tout mignon sous la main ! Tout frais payé ! Tout compétent ! Pourquoi s’embêter et perdre du temps quand les choses pouvaient être faites là, maintenant, tout de suite ?
Avec son regard pétillant, le blondinet se redressa donc et avisa son ami faire son travail à sa place.
Pour sûr, il avait vraiment trouvé une perle !

-Un peu, que je raconte bien les histoires ! Ce n’est pas pour rien que je suis le compteur du campement, de l’autre côté de l’île !   s'exclama-t-il avec fierté.

Autre côté de l'île dont il n’avait rien à foutre, malgré une absence de plus d’une semaine. C’était à se demander si ce gosse se souciait de quoi que ce soit.

Enfin, si, il se demandait comment cette bande de rabats-joie réussissaient à se divertir et ne pas se suicider, sans lui pour jouer le bouffon.

Écoutant son ami, sa poitrine se gonfla de fierté. Rien ne pouvait faire plus plaisir à Chris que d’être qualifié de « rebelle ».

-Ouep ! Un bad boy, un vrai ! 

Chris…
Non.
Un désastre ambulant, peut-être, mais pas un bad boy.

Ignorant sa voix de la raison, le garçon se plaça sur le côté, le côté de sa tête reposant sur sa main. Oui, comme les mecs sur les magazines playboy. Il adressa son sourire le plus charmeur, le plus « bad boy » à son compagnon, et désigna son corps d’un geste théâtral, comme on montrerait un banquet à volonté pour inciter les invités à se servir.

-Tu as devant toi l’apologie de l’insoumission ! J’ai pas de règles, tu vois ! Je fais ce que je veux, quand je veux, où je veux, avec qui je veux ! 

Et il lui adressa un clin d'œil. Oh boy...

-Mais non, effectivement, je ne suis pas méchant ! Les vrais vilains, ce sont ceux qui empêchent les autres de mener leur vie comme bon leur semble !  

Un éclat de malice passa dans ses prunelles rouges, son petit sourire taquin lui donnant l’air d’un chat qui venait de tomber sur un petit point rouge lumineux.

-Mais dis-moi, mon berlingo ! C’est le soir, ça veut dire que c'est l’heure de se confier des trucs ! Alors dis-moi : est-ce que, caché sous ce cinnamon roll, y a un bad boy qui dort ? Vas-y, raconte-moi tes pires actes de rébellion !   

-Wow wow wow wow wow !   fit le blond d’un ton léger, en se redressant et en posant ses mains sur les épaules de Karah. Calme-toi, mon berlingo !  

Il caressa doucement sa joue de sa main pour le rassurer, avec toujours cet air amusé qui lui était propre.

 -Tu ne peux pas être mauvais juste parce que tu t’amuses ou que tu explores des choses. Les accidents, ça arrive tout le temps ! C’est pas pour ça qu’il faut s’empêcher de vivre !

Mais clairement, voir le garçon dans cet état là, ça lui faisait un petit quelque chose au ventre. C’était pas très agréable.
Son visage devint un peu plus sérieux, presque inquiet. Oui oui. vous ne rêvez pas. Chris avait l’air d’en avoir quelque chose à foutre, pour une fois !

-Mais genre… Ton père t’attaches vraiment ? Et il te punit pour ce genre de choses ?  

Le petit quelque chose grandit un peu.
Pour la première fois depuis un bail, Chris retrouva une vieille compagne qu’il n’avait pas vu depuis longtemps.

Un soupçon de colère.

Oui. Vous avez bien entendu.

-Mais bon sang, Karah, c’est pas normal ça,    commença-t-il d’une voix ferme, mais douce. C’est de la maltraitance. Tu ne devrais pas te laisser faire. T’es un adulte, pas la chose de ton père. Faire des conneries, c’est normal. Ça ne justifie absolument pas de t’en mettre plein la gueule.