“Tu peux”

J’efface vite la larme qui a coulé de mon oeil et lève les yeux vers Monsieur Thadas. J’ai même un peu honte là: il s’est sacrément radouci. Oh punaise me dites pas que je vais le faire culpabiliser comme Tio Saqui après avoir crié sur les enfants ?!

“E-euh, c-c-c’est pas votre faute hein !” déclaré-je à mi-voix. “Je euh, je me suis souvenu d’un truc.”

Puis, je vais juste prendre mon dessin en courant. Quand je le soulève, je le tourne vers moi pour en vérifier l’état. Il est pas trop abîmé: à part un ou deux coins où l’encre s’est un peu effacé, il y'a genre un ou deux endroits avec un poil moins d'encre qu'il y'en avait. Mais sinon, ça va. Puis je cours encore vers Monsieur Thadas. Je bouge pas les yeux de mon dessin, puis là je vois une main se tendre vers moi. Je lève les yeux et puis là je vois que c’est euh, Monsieur le prêtre ? Il a plus l’air aussi flippant, mais je préfère pas lâcher maintenant.

“Tu m’autorises à regarder ?” “E-euh” balbutié-je. Je tends timidement mon dessin vers lui: une représentation d’une des peintures sur le mur, celle avec des vagues. “J’ai euh, j’ai juste peint avec les tons…” en noir et blanc donc. J’explique ce qu’il va voir. “J’essayais de un peu copier la peinture à ma façon. C’est super beau dans ce couloir.” Je parle pas fort, et je parie qu’il m’entend à peine, mais je préfère lui expliquer quoi de peur qu’il pense que je suis un espion ou j’sais pas quoi. OH GEEZ, je viens pas de me rendre encore plus suspicieux avec ça ???? Rhaaaaa Nahueeeeeeeeel.

Okéééééééé ? Il a pas l’air de le trouver trop moche, j’pense ? ‘Fin, là, il regarde mon dessin assez tranquillement et il a pas trop l’air de vouloir shooter des lasers dessus avec ses yeux comme tout à l’heure avec moi. Donc j’pense que ça va. Enfin j’espère.

…

Il sourit ? OMG IL PEUT SOURIR. Mais ça me fait plus retenir mon souffle qu’autre chose. Je sais pas pourquoi mais j’ai l’impression qu’il vaut mieux pas que je me relâche maintenant.

“Et encore, ce n'est rien comparé au Temple des Divins ou à la salle du Trône.”

Puis là j’oublie complètement que j’ai peur. Genre. Bye. Sortie par la fenêtre, el miedo*.

VOUS ÊTES EN TRAIN DE ME DIRE QU’IL Y’A DE MEILLEURS PEINTURES DANS D’AUTRES ENDROITS ? DIOS MIO ! FAUT QUE J’AILLE VOIR CA. Le quelque peu de retenue qui me reste m’empêche de sautiller. Faudrait pas que fasse une autre gaffe. En attendant, je sens que mes yeux doivent encore plus luire que les débris de verre dans la pelle sur le sol. Ne pas oublier que j’ai cassé un vase. Allons. Oui il me regarde sincèrement mais ça veut pas dire qu’il veille pas au gra-

… Je euh ok ? Il a dit que je me débrouillais bien, là, hein ? Quand mon cerveau décode son message, je sens mes joues brûler plus les soupes de Tia Victoria. Je baisse les yeux,me gratte nerveusement la tête. Je sais pas trop quoi répondre.

“Tu aurais d'autres travaux que tu accepterais de me montrer ?”. Quand j’entends à nouveau sa voix, je lève les yeux vers lui. “E-euh” balbutié-je le temps que mon cerveau fasse le tour de tout ce qui se trouve dans mon carnet, le seul que j’ai sauvé de Monsieur Crook à la con là. Bon beh non, je sais plus tout ce qu’il y’a dedans. Je le sors de ma sacoche et l’ouvre donc à la première page, et après avoir passé quelques gribouillis avec tout le stress du monde qui fait battre mon cœur, j’arrive à une aquarelle de mon quartier. “Euh, y’a ça. C’est mon quartier, chez moi, à Albany.” Rien de plus ordinaire: quelques bâtiments en brique rouge, dont un restaurant méxicain, des passants à gauche et à droite. On peut aussi apercevoir des femmes parler de leurs petites fenêtres, un groupe d’enfants jouer, des hommes en grande conversation, une ou deux voitures garées dans un coin et une autre qui passe au milieu. C’est pas très détaillé ou précis, mais je pense que ça représente bien l’esprit de notre quartier, grandement hispanique. Tout le monde connaît tout le monde, et il y a toujours trop de monde dehors et dedans. Je m’en plaignais, avant, mais là je donnerais tout l’or du monde pour repasser devant Tio Chucho et sa moustache qui me terrorisaient Juan et moi. Je sens ma vue s’embuer encore, mais inspire très profondément pour pas laisser mes larmes couler. Ouf. Ça marche cette fois.

Allez, maintenant que j’y pense, je pense pas avoir vu de voiture en arrivant ici… Faudrait peut-être que j’explique ? Euh non ta gueule Nahuel, attends les questions d’abord.

…
Wohaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa.

Je pense que la dernière fois que quelqu’un a regardé mes dessins comme ça, c’était quand j’avais réussi à reproduire une statue dans la grande cathédrale de ma ville. Et encore, je pense pas que les yeux de Tia Victoria brillaient à ce point. Je veux dire… c’est spécial. Et ça me touche beaucoup. Beaucoup beaucoup. La rougeur me monte encore aux joues et je baisse les yeux.

“Très intéressant. Tu as d'autres dessins de chez toi ? J'aimerais bien que tu me racontes comment est la vie là-bas... On pourrait se poser dans la bibliothèque, si cela te dit.” Je lève les yeux vers lui, mais je n’ai même pas le temps d’essayer de process qu’il veut sympathiser alors qu’il allait me bouffer y’a même pas cinq minutes qu’une voix trois fois trop familière m’interpelle par derrière.

“Nahuel !! Matas del susto !”¹

Lautaro.

Je me tourne vers lui, il arrive en courant. Hors d’haleine, il se penche et pose les deux mains sur mes épaules… Oh non, me dites pas que je l’ai encore inquiété, quand même ? Je me mords la lèvre inférieure.

“S-sorry… I was just trying to get some paintings on my sketchbook, I think I got lost…²
- Well at least tell me you’re going out to draw! Dios mio, I thought something really weda³ happened to you!”⁴

Je baisse les yeux, pas le cœur à regarder l’inquiétude au fond de ses yeux. J’ai déconné, là…

Au fur et à mesure que je n’entends sa respiration reprendre un rythme normal, je sens aussi qu’elle se fait beaucoup plus discrète. Quand je repose enfin les yeux sur lui, il fixe Monsieur Thadas, les yeux ronds.

“Attends attends attends me dis pas que c’est-
- Oui, Monsieur Thadas, le grand prêtre d’Ijoba. Il, euh, il m’aidait à réparer une bêtise…”

Lautaro baisse les yeux vers moi et je vois la fin du monde défiler dans ses pupilles sombres. “J’ai juste cassé un vase hein !” Il se frappe le front. “ “Juste” ?!” “DESOLE.”

Suite à quoi il soupire. Je sursaute quand une main passe autour de ma taille et me serre contre lui, il lève des yeux désolés vers le prêtre. Je peux bien sentir qu’il est paniqué, peut-être même plus que moi sur le coup. “Mes plus plates excuses pour la maladresse de mon jeune frère. Il peut être assez… distrait.” Je fronce les sourcils et les lève vers lui. “Non mais ça va, hein ! Je lui montrais mes dessins, là !” Et je me défais de son étreinte. Non mais j’ai pas cinq ans !

Lautaro ne dit rien, confus. Ce n’est qu’à ce moment-là que je vois ses yeux se poser sur le carnet entre les mains de Monsieur Thadas. Il a pas trop l’air de comprendre ce qui se passe, mais maintenant qu’il est là, je sens mon cœur battre nettement moins fort contre les parois de ma poitrine.

“Si vous et mon frère voulez bien, on peut aller ensemble à la bibliothèque !” dis-je à Monsieur Thadas, les mains beaucoup moins agitées. Si ça veut dire voir plus de jolies peintures et en apprendre plus sur ce qu’elles veulent dire, moi, je dis pas non ! Puis Lautaro me laissera jamais y aller seul, donc il vaut mieux mettre ça sur la table tout de suite.

Quand Monsieur Thadas dit qu’il est ok pour que Lautaro vienne, je souris et lève les yeux vers lui. Allez, il va pas dire non, hein ? Euh ? En fait il dit rien il fait que regarder le prêtre. Mais ??? “Comment t’appelles-tu ?” Toujours silence. Je cligne des yeux. Touche sa côte avec mon doigt. Il sursaute. “E-euh.” Il se racle la gorge. “Je m’appelle Lautaro, grand prêtre. Lautaro Catrillanca.” J’comprends en vrai, Monsieur Thadas a une aura assez impressionnante. On aurait presque dit un tigre. Oh mais ce serait vachement cool de le dessiner en tigre ! Ou avec un tigre ! Je le vois trop pouvoir jouer avec des tigres ! Bon ok une autre fois peut-être parce que là ce serait bizarre et que si ça se trouve si je déconne ils ont des crocos cachés dans un coin. Enfin il riait là tout de suite, mais j’sais pas. Les peintures donc. Voir d’autres peintures. Parler d’Albany aussi. Sans pleurer, Nahu’.

On suit Monsieur Thadas, qui marche vers la bibliothèque. J’ai tellement hâte de voir à quoi elle ressemble ! Et maintenant que j’y pense, ils écrivent comment ici ? Ca se trouve c’est des scripts que j’ai JAMAIS vu ! Wohaaaaaa ! C’est toujours fun de voir des lettres qu’on connait pas ! J’ai peut-être vu une ou deux pancartes dans la ville mais c’est vraiment pas pareil d’avoir un livre sous les yeux.

…

Wait il est en train de tourner les pages de mon sketchbook ?!!! Oh punaise la honte, ça se trouve il va trouver des trucs dégueulasses ! Mais j’ose rien dire, donc je me cache les yeux, rouge de honte. Geeez il est hyper moche mon dessin d'abeilles sur une table de l'école c'était un test et il était tellement nul ! Et l'autre du chat de goutière sur- Je sursaute quand je sens quelque chose sur ma tête: c’est la main de Lautaro. Il sourit, avec toute la bienveillance du monde. Papa disait qu’il a les yeux de Maman. Il a compris, et il me dit de respirer. Allez. Redeviens pas un blob d’awkwardness, frère. Maman te regarde, elle serait déçue de voir que son jaguar chiale pour un rien aussi.

“Comment se passe votre intégration parmi nous ?”

Lautaro lève les yeux vers le prêtre, un poil moins impressionné. “Oh et bien, ça va,” dit-il. “La reine nous traite très gracieusement, et j’ai adoré me promener dans la capitale. Je dois vous avouer que je n’ai jamais vu de ville plus belle qu’Oluh de ma vie.” Il ajoute, en hésitant: “Elle… euh. Beaucoup des coins de la ville m’ont rappelé l’esthétique de certaines tribus indigènes d’Amérique, notre continent. Nahuel et moi somme grandement mapuche.” Oh noooooon il va recommencer avec son charabia que même les gens de chez nous ont du mal à compreeeeeeeeendre. J’interviens, avant que ça parte en cacahuète: “Un groupe indigène !” Oui, un groupe pas une tribu parce qu’à force je sais que “Les tribus constituent les groupes, pas l’inverse.”

“Moi j’ai pu dessiner et c’est le plus important !” continué-je. Lautaro me regarde sans rien dire, coupé dans son élan. “Il y a de ces objets, de ces animaux, de ces vêtements, de ces couleurs, c’est tellement incroyable ! Puis j’ai aussi pu tester les pigments naturels, c’est vraiment quelque chose. J’adore l’effet que ça donne sur papier, c’est vraiment différent des peintures de chez moi !” Lautaro me lance un regard en coin. Ok. J’arrête avant de repartir en charabia que même les gens de chez nous ont du mal à comprendre.

J’essaye de pas faire la face de Tia Emilia quand elle ressort mes albums de bébés mais j’ai mal aux coins de la bouche à force d’essayer de pas sourire comme un con. Waaaaaaaaaah vous avez vu l’intensité dans son regard ? Il aime vraiment mes dessins quoi omggggggggggggggggggg !!

“Vous n'avez eu aucun problème avec l'un d'entre nous, jusqu'ici ?”

Je cligne des yeux, puis fait la moue. Outre le chat là, je pense que tout roule. Puis bon, c’est plus qu’il est bizarre quoi, puis il m’a donné de la peinture au final donc. “Non, pas vraiment !” déclaré-je. Puis même si c’était le cas je voudrais pas me plaindre pour un truc con quoi, et c’est pas le tablier de Tia Beatriz. “Moi non plus.” ‘Fin en même temps, je pense pas qu’on ait rencontré masse de natifs, nous deux. Je mets les mains dans ma poche, peut-être depuis le matin. Là y’a Lautaro, je me sens plus comme une petite mouise qui va se faire écraser. Et puis il est cool, Monsieur Thadas en fait.

…

WAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAW !!

DIOS MIO ESTE LUGAR ES LOCO!* Je cours vers les étagères pour mieux les regarder et PUNAISE MAIS VOUS AVEZ VU LES INSCRIPTIONS DANS LE BOIS ? C’est trop BEAU !! Je souris malgré moi, et prends une grande inspiration. L’air est… Très spécial. Ça sent SUPER bon ! Mais ça sent pas fort, je veux dire, on dirait l’odeur du latté à la pumpkin spice maple syrup de Madame Parks mais que je sentirai à travers un filtre quoi. Enfin, avec son petit quelque chose de plus. Mais oh mon dieu les belles peintures ! Et le beau lustre et--- !

Ok, Lautaro me fixe. Il est assis à une table avec Monsieur Thadas. euuuuuuuuuh oops ? Ok. J’arrête de sourire comme un con (pour de vrai cette fois, ok ?), ajuste ma sacoche et court aussi silencieusement que je peux vers mon grand-frère. Y’a mon sketchbook sur la table. Oh mais il l’a vraiment feuilleté jusqu’au bout quoi… ? Je rougis.

“Ça ne vous dérange pas si je prends des notes ? Comme il s'agit des premiers récits sur le monde extérieur…” Je cligne des yeux. Lautaro sourit, il a l’air sacrément flatté. ”Non, bien sûr ! Après, je ne sais pas avec quelle précision nous allons pouvoir répondre à vos questions.” Il pose la main sur la chaise près de lui, signe pour que je m’asseye. Donc je m’assois. Et mais vous avez vu la libellule en haut des étagères devant moi ? On dirait que les pigments brillent, ay!