« ...Il y a notre cher capitaine sur cette photo. »

J’ai la bouche qui tombe à l’annonce de cette nouvelle et me penche un peu plus vers Genzo pour regarder la photo. Je scanne rapidement les visages jusqu’à reconnaître celui de Crook. Oh bah merde alors, c’est vraiment lui ! En plus jeune, c’est vrai mais c’est quand même lui. Si on avait encore des doutes, cette fois c’est clair…

« Crook vivait ici ! »

Donc il est déjà venu ! C’est dingue. On a bien fait de fouiller l’endroit, sinon on serait passé à côté de ça. C’est dingue !!! Il est plus vieux que ce que je pensais, pour avoir vécu dans ce phare du temps où il tenait encore debout. À regarder Pokémon avec des conserves et de l’alcool. Mec, quand même t’aurais pu m’inviter !

Genzo m’ébouriffe les cheveux et je redescends sur terre. Mike faisait souvent ça aussi avant, mais depuis son entrée dans le gang, il a arrêté. C’est trop un dur de dur, voyez ? Lol. J’dis ça mais c’est quand même le gars qui pleure à tous les coups devant le Roi Lion. Le genre à dire qu’il a une poussière dans l’œil. Mais je connais trop bien mon frère pour y croire.
En tous les cas, je me fends d’un grand sourire en entendant les propos de Genzo :

« Ok, allons-y ! »

Le meilleur point de vue pour observer la plage hein ? J’ai hâte de voir ça. Je me redresse, l’extra-terrestre et Pikachu dans les bras. Il sera pas dit que Lou Anderson a laissé un homme derrière elle. Quand je reverrais Crook, je lui rendrais les peluches, en bonne et due forme. Je suis sûre qu’elles doivent lui manquer. Moi en tout cas, ma grosse vache gagnée sur une foire me manque vachement. Vachement ? Vache ? Vous avez… ok. Le pire c’est quand même au moment de dormir, moi qui ai l’habitude de me blottir contre elle en la serrant dans mes bras, je me retrouve quasiment en manque et j’ai du mal à trouver le sommeil. Surtout quand je me dis qu’elle doit s’ennuyer sans moi, à Boston. J’espère que mes autres peluches la réconfortent en mon absence, comme dans Toy Story. Au pire ils peuvent utiliser ma PS3, c’est pas comme si elle me servait de là où je suis. J’imagine bien que ma vache fera un Argonien sur Skyrim, elle a toujours été porté lézard. Quand je l’ai ramené à la maison, elle abritait un petit lézard tout vert qui a eu vite fait de s’échapper par la fenêtre. Je l’avais appelé Franklin, comme la tortue qui sait lasser ses chaussures.

J’ouvre la voie vers l’étage supérieur du phare. J’ai appris ma leçon au premier étage et je fais attention où je mets les pieds cette fois, surtout dans les escaliers, parce que si je meurs là Genzo pourra pas me ressortir avec son bras pété et que franchement, pourrir ici, même en compagnie d’Area 51 et de Pikachu, c’est vraiment pas glorieux. Je veux bien mourir sur cette île, mais pas comme ça, faites au moins que ça soit un peu plus classe à raconter à Mike, ma mère et Perry. Genre un super éboulement dans les montagnes ou une attaque de requin !
Je grimpe les escaliers jusqu’à une pièce où la grande ampoule du phare nous fait face. Je m’avance, laissant échapper un « wow » d’admiration.



Alors que je m’apprête à faire part de mon émerveillement à Genzo, un piaf me vole droit dans le visage et je peux pas m’empêcher de répondre :

« Oh putain !!! »

En secouant les bras pour essayer de la dissuader de m’attaquer, je laisse tomber les peluches à terre. En vain. La mouette me vole dans les plumes et s’en prend à mes cheveux alors que je vagabonde sur le sol insalubre en essayant de m’en débarrasser. Lorsqu’elle finit par s’éloigner, j’ai gagné deux nouvelles coupures : une au front et une au menton, et ça pique. J’ai même pas eu le temps d’admirer le paysage.
Je pousse un soupire, reprenant mon souffle et avisant le nid sur l’ampoule :

« On a dû la déranger... »

C’est vraiment pas mon jour niveau piaf, c’est clair. Peut-être qu’ils m’en veulent ? Est-ce que je me suis mal comportée avec une mouette récemment ? J’essaie d’y réfléchir mais franchement je vois pas. J’ai toujours été cordiale avec elles : vous restez de votre côté, je reste du mien, avec de temps en temps un petit jetage de miettes. Est-ce qu’elles se sont offensées ? C’était peut-être pas assez ? Je note dans un coin de ma tête de faire une offrande aux mouettes en revenant au campement. On a pas des masses à grailler, mais ça doit se trouver. Il doit bien me rester un kit kat quelque part et si c’est le prix à payer pour qu’elles arrêtent de me foncer dessus, alors il faudra peut-être que j’accepte de sacrifier mon chocolat. Ça fait un peu chier quand même.

Je laisse Genzo regarder les coupures de plus près et ne peux m’empêcher de ricaner en l’écoutant :

« Tu crois ? Les mouettes, ce seraient des républicains qui se seraient réincarnés ? »

J’avoue que je trouve l’idée plutôt marrante. Et du coup je me demande en quoi ma mémé et mon père ont pu se réincarner. En tout cas, j’espère qu’ils vivent une super vie pleine d’aventures et de joie. Genre une vie de chat ou d’ours ! J’y réfléchis alors que Genzo s’occupe de la plaie sur mon front. Et moi, si je me réincarnais, je serais quoi ? J’ai fait pas mal de merdes dans ma vie, alors j’aurais probablement droit à un truc qui pue du cul, genre un moustique ou une sangsue. Il vaudrait peut-être mieux que je profite de ma vie actuelle hein, hahaha !
C’est pour ça que quand Genzo me dit que j’ai l’air d’une guerrière, je peux pas m’empêcher de me fendre d’un grand sourire :

« C’est vrai ?? »

Puis je prends la pose, en mode guerrière de l’extrême, les peluches en mains. Ça fait quoi une guerrière de l’extrême ? Ça combat quel genre de trucs ? Avant que j’ai eu le temps d’y réfléchir, Genzo se tourne vers la vue et je peux pas m’empêcher d’en faire autant. Avec la mouette, j’ai même pas pensé à regarder autour de nous. Une chose est sûre c’est que ça me coupe le souffle. Je m’approche du bord, les peluches serrées contre moi, et je retiens mon souffle devant le calme du décor. Ici, l’homme a rien touché ni ruiné. Il y a que la nature, tranquille et sereine, qui s’étend devant nous.
Je reste silencieuse alors que Genzo se met à chanter, accompagnant cette vision de paradis de son chant. Je ferme les yeux un instant et hume l’air, un sourire aux lèvres. Je sens les battements de mon cœur se calmer sous l’odeur de la mer.

Lorsque je rouvre les yeux, ma vue est un peu brouillée et j’essuie une larme du coin de la paume. On a vraiment de la chance d’assister à quelque chose comme ça, et j’ai aussitôt pas envie de le partager avec les autres au campement. Parce qu’on est autant de touristes qui ruineraient les lieux de papiers, de cris et de blablas inutiles. Parfois les plus belles choses doivent être protégées.
Je me recule un peu.

« T’avais raison. C’est vraiment la meilleure vue. »

Puis je me tourne vers Genzo, un peu plus sérieuse :

« Faisons attention à qui on parle de cet endroit, d’accord ? J’ai l’impression que tout est… fragile, ici. On doit le préserver. »

Je suis une fille de la ville, je l’ai toujours été et j’en suis très rarement sortie. Alors c’est peut-être pour ça que ça me touche d’autant plus, et parce que je connais trop bien les dégâts qu’une foule d’américains peut faire. Le phare tient à peine debout, et c’est tout juste s’il s’est pas écroulé sous mon poids, je veux même pas imaginer ce que notre groupe pourrait lui faire. En un instant, il resterait plus rien.
Je me détourne pour regarder l’horizon :

« Je comprends pas pourquoi Crook est parti… qu’est-ce qu’il avait à gagner en ramenant des gens ici ? »

Il avait pas peur de détruire son coin de paradis ? Est-ce qu’il avait besoin d’argent à ce point ? Je serre les peluches contre moi, comme pour essayer d’y trouver les réponses ou au moins, un certain réconfort.

Tout ça, je dois bien avouer que ça me dépasse. J'ai jamais été une élève très brillante, et il paraît que mes sens de déduction sont pas des plus élevés. Alors quand je vois tout ça, et tout ce qu'on a trouvé dans ce phare, je me dis vraiment qu'il aurait fallu amener quelqu'un d'autre ici. Genre euh... Alan ! Je suis sûre qu'il aurait réussi à faire sens de tout ça, il est flic après tout ! C'est son job après tout, de découvrir des trucs et d'y trouver du sens ! En tout cas, c'est ce qu'on dit dans les films. Mais après tout, dans les films on dit aussi que les vampires brillent au soleil et qu'il ne faut pas recréer les dinosaures. Franchement, vous avez déjà entendu une idée aussi con ? Ne pas recréer les dinosaures, quoi ! Si un jour je pouvais croiser un gallimimus, ma vie serait accomplie !
... Est-ce qu'il y aurait des dinosaures sur cette île ?
Je veux dire, si on y trouve des aliens, on doit pouvoir y trouver des dinosaures non ? Olala, si je rencontre des dinosaures ET des aliens, j'aurais eu la meilleure vie possible ! Vous imaginez le truc ?! Je pourrais aussitôt mourir d'une crise cardiaque, heureuse.

Crook aurait quand même pu nous laisser des indications sur cette île et sur ce qu'elle contient. Si ça se trouve on est à Jurassic Park !!! Non, bon allez, déconne pas Lou. Si on était à Jurassic Park, c'est pas des mouettes qui t'auraient volé dans la gueule mais des Ptéranodons. ... Je vous ai déjà dit que j'adorais les dinosaures étant gamine ?
En tout cas, j'espère que Genzo a raison et qu'on finira par trouver les réponses, parce que là, j'ai carrément une tonne de questions. Mon esprit carbure carrément au cent à l'heure et j'ai du mal à tenir en place.

Alors quand Genzo me fait signe de venir à côté de lui, je trotte gentiment avant de m'asseoir à ses côtés. Je pose les peluches à côté de moi, replie mes genoux vers moi et lui lance un regard en coin. Il a l'air tellement plus calme que moi. Est-ce que c'est notre différence d'âge qui fait ça ? Est-ce que dans quelques années, je serais complètement calmée moi aussi ? Calmée et sereine, comme un sage ! Bon, Genzo a pas l'air d'être un sage, physiquement, mais est-ce qu'on a vraiment besoin d'une barbe blanche pour l'être ? C'est quoi les critères pour être un sage ? Oui c'est une vraie question !

« Une promesse clope ? »

Je penche la tête en admirant la dîte clope. Je suis pas une grosse fumeuse, mais ça m'arrive d'en fumer une de temps en temps avec les gars. On a jamais fait de promesse clope entre nous. Alors je regarde Genzo faire et je lève la main droite à mon tour en répétant :

« Je promets sur cette clope partagée que j'amènerai personne ici sauf en cas de dernier recours et si ça impacte ni la faune, ni la flore ni le bâtiment. »

Un sourire vient se dessiner sur mes lèvres en prononçant ces mots. Parce qu'au moins maintenant je sais que cet endroit sera protégé, et avec lui le moment qu'on partage là, tout de suite. Je détourne le regard:

« C'est tranquille ici. Ca change du camps. »

Et c'est peu de le dire. Je frissonne en pensant au bruit et à l'animation qui nous y attendent. J'ai rien contre tout ça, je suis moi-même la première à vouloir bouger ! Mais...

« C'est vrai que des fois, ça manque d'endroit où être seul et réfléchir, hein ? »

Je ferme les yeux une seconde en appréciant l'air frais et reprends :

« Tu crois que Crook va nous laisser ici pour toujours ? »

Une partie de moi voudrait croire qu'il va finir par revenir, surtout après ce qu'on a découvert ici, ça a l'air d'être sa planque. Mais en même temps, je sens qu'il y a des trucs qui m'échappent, à commencer par ce qui se passe dans la tête de Crook.

J’accepte la cigarette que me tend Genzo avec déférence. C’est pas rien une promesse clope, et en plus c’est important ce qu’on se promet là. Important pour nous, mais surtout pour cet endroit. Alors je fume lentement, je prends mon temps et je savoure chaque instant. En plus, c’est pas comme si j’aurais vraiment d’autres occasions de fumer ici, à moins que je teste avec des plantes inconnues. Ça peut se faire, mais je peux pas prévoir le résultat, ni que je finirais pas en bad trip total, à marcher sur les mains en récitant l’alphabet à l'envers parce que le dieu de la forêt m’aura dit que ça conjurait le mauvais esprit.

Je tire une taffe quand Genzo m’explique qu’il a pas particulièrement envie de rentrer. Je me demande quel genre d’affaires il peut bien avoir dans le reste du monde pour pas avoir envie d’y retourner. Au point qu’il accepte de plus jamais revoir les confins de notre société. Abandonner l’idée de boire un verre dans un bar avec ses potes, de regarder un vieux dessin animé à la télé en mangeant du pop corn, de jouer au dernier jeu à la mode ou encore de rencontrer de nouvelles personnes… ça me paraît quand même dingue d’accepter de perdre tout ça.
Quant à moi…

« Hum… C’est sûr que j’aimerais les revoir, mais la famille ça s’arrête pas au fait de voir les gens. Que je sois là, où ailleurs, ils restent ma famille, alors ils sont toujours un peu avec moi. »

Mon père lui, m’a jamais vraiment quittée. Que ce soit par la distance ou par la mort, ses enseignements et ses mots, les moments qu’on a passé ensemble, tout est encore avec moi. Pareil pour ma grand-mère. Et au fond, pareil pour Mike, Perry, ma mère et les gars… J’offre un sourire à Genzo :

« Même si je suis ici, et eux ailleurs, ça nous empêche pas de nous aimer ! Et je suis sûre qu’ils cesseront jamais de le faire ! Moi en tout cas, je les porterais toujours dans mon cœur, même si on reste coincé ici ! Alors j’ai qu’à me dire qu’ils existent, quelque part, sur un autre continent, ou dans le ciel avec le reste des étoiles, et ça va. Ce genre d’amour, ça a pas de frontières, tu vois ? »

J’espère en tout cas que Mike passera pas sa vie à me chercher ou à essayer de savoir où je suis passée. J’espère que mes proches souffriront pas trop de l’idée que je sois perdue, ou juste tout simplement morte en pleine mer. J’espère qu’il vivra sa vie en pensant comme moi. Qu’on restera toujours liés par ce qu’on a vécu.

« En tout cas, si Crook revient pas, je connaîtrais jamais la fin de Star Wars ! … Et je pense que je finirais par en avoir marre de voir les mêmes tronches pendant des années et des années... »

A supposer que je survive jusque là ! Je ris doucement :

« Je finirais peut-être ermite dans un coin de la forêt, qui sait ! »

A manger des bananes et du manioc. Sans alcool. Sans musique. Sans moto…. Finalement peut-être que je devrais essayer de fumer les plantes du coin. Je finis la clope et enferme le mégot dans la boîte à pansements que je balade toujours sur moi, pour éviter de le jeter là. Puis je m’étire longuement, laissant le silence s’installer quelques instants.

« Je suis sûre qu’on a encore plein de choses à découvrir sur cette île. Il suffit de chercher un peu. »

Comme ce phare par exemple ! Qui aurait cru qu’un truc pareil se trouvait là ?