Ah, les harceleurs de porte il veut dire. Je ne devrais peut-être pas dire ça tout haut car il risquerait de mal le prendre, mais en même temps, après que l'autre enfoiré ait arnaqué ma grand-mère il y a quelques années, j'ai du mal à ne pas sourire aigre à la mention de ce métier. Ils font acheter tout et n'importe quoi aux personnes souvent les plus démunies. J'ai du mal à coller cette image-là à ce type... Il n'a pas une tête d'arnaqueur. De toute façon, ce n'est pas comme si avoir une tête d'arnaqueur ou non changerait grand-chose à notre situation. Qu'importe ce qu'on a fait de notre vivant, maintenant on n'a tout simplement plus de corps physique.

Je souris sincèrement à la mention de musique. "De la musique, sérieusement ? Tu faisais de quel instrument ?"
Moi, je suis plus dans le mime que dans la musique, mais j'aimais bien écouter du rock et... écouter Ju jouer de son violon.
Ju qui sourit en voyant l'air de plus en plus soulagé de la blonde. Elle l'emmena même faire une légère pirouette dansée après un temps tandis qu'elles s'enfonçaient dans les fleurs odorantes et bigarrées. Elles semblaient bien s'amuser...

La question m'arrache à ma contemplation. Je prends un temps de réflexion. Je finis par hausser ce qui fait lieu et place de mes épaules. "C'est toi qui vois je pense. Si tu décides que ton existence dépend sur sa mémoire, c'est ton choix. Moi je sais que rien que par curiosité je vais coller encore un moment à ma mime. Ça me... soulage de la voir s'épanouir."
J'acceptais mes ressentis.
Je portai mon regard sur James. "Après, il faut dire qu'on n'a pas vraiment eu de chance tous les deux, de se faire séparer comme ça de ceux à qui l'on tient." Je fis une pause, portant mon regard sur la scène paisible de la blonde et de la brune. Elles ressemblaient à deux papillons qui voltigent doucement au-dessus de l'herbe.

"Personnellement, ça m'apaise de pouvoir rester encore un peu, que ce soit avec Ju ou avec ma famille.", je continue. "Même si, des fois, ça fait mal." Surtout quand on les voit en peine et qu'ils ne sentent même pas le câlin qu'on leur fait. Être là qu'en tant que spectateur est souvent pénible. C'est à se demander comment les parasites énergétiques font pour interagir directement sur les propriétaires de corps physiques. Peut-être que je pourrais apprendre ça à la positive si je passais pour de bon de l'autre côté, mais... En vérité, je ne me sens pas encore prêt.

Du bout des doigts, du bout des pieds, Ju et Rakel volaient, flottaient librement sur l'herbe et dans l'air. Deux petits oiseaux au spectacle touchant.
"Elles sont belles."
Le constat était sorti de ma bouche astrale après quelques moments à les observer en silence. C'était plus une vérité qu'un constat. Les deux venaient du cœur.

Avec une légère pirouette, la mime quitta leur duo pour s'approcher d'une fleur échue au sol, d'un rouge vif et à la senteur chaude et pure. Elle se pencha, la huma tranquillement, puis se tourna vers Rakel, lui intimant de rester immobile un instant avec un léger sourire. Elle se mit sur la pointe des pieds et plaça la fleur dans la chevelure dorée de la flic. Retombant sur ses talons, elle contempla le spectacle avec un air aussi satisfait que content. Ça lui allait bien, c'était vrai.

Ju sourit très doucement aux paroles de la policière. Je pense qu'elle aurait bien aimé qu'elle lui choisisse une fleur à son tour, comme une sorte de pacte secret entre amies. Peut-être celui de parler quand ça ne va pas, de se laisser respirer et vivre ; Ju peut être tellement surprenante des fois. La décrypter est tout un art. Je me sens empli de chaleur face à tout ça. C'est étrange, de se sentir "vivant" sans l'être. D'avoir uniquement conscience d'exister sour une autre forme.

Ju prit doucement la main de Rakel et lui fit une petite pression, puis l'emmena continuer leur balade bucolique.
Je "regardai" l'autre spectre. Qu'avait-on d'autre à se dire ?

"Tu as de la famille encore en vie ?"
Cette question pourrait être maladroite mais elle ne l'était pas. Aucun tabou n'empêchait les morts de parler de ce genre de sujets. C'est pourquoi je l'avais posée.

Le duo de femmes n'était plus loin de la cabane du jardinier Roda. Il y avait un peu plus de monde dans cette partie du jardin, emplie de fleurs et de fumets en toutes sortes. Je vis Ju pencher la tête puis la tourner vers Rakel et s'arrêter. Elle désigna du menton l'autre bout du jardin, en direction de la ville, comme une invitation à changer de paysage. Je sentais qu'en même temps elle lui laissait le choix, si elle préférait rester ici dans cet environnement reposant ou si bouger continuerait de lui faire du bien.

Ju aimait la fleur bleue, ça se voyait sur son visage. Je trouvais que le bleu comme le rouge étaient des couleurs qui lui allaient naturellement bien. J'aurais aimé pouvoir ajouter une fleur à celle de la policière dans ses cheveux noirs...
Le regret m'effleura.
Ça me manquait de pouvoir la toucher, de sentir sa peau sur mes doigts et qu'elle le notifie.

Elle l'emmena comme je l'avais deviné vers la ville.
Nous continuâmes de les suivre - que pouvions-nous faire d'autre, de toute manière ?
Je souris au fantôme qui m'accompagnait.
"Cela me va."
Chacun avait le droit de garder ses petits secrets.

Le paysage défile étrangement quand l'on est sous forme spectrale. Il n'y a aucune limite à laquelle se tenir lorsqu'on se déplace, rien ne nous rattache au monde physique si ce n'est le vent qui balaye doucement nos énergies.
"Tu avais un plat préféré, de ton vivant ?" , demandai-je alors qu'elles touchaient le pavé de leur jolis pieds, de nouveau plus proches du palais.

Il faisait beau, aujourd'hui.

Je hochai silencieusement de la tête aux dires de l'autre spectre, vaguement amusé. Et en même temps, ces souvenirs me ramenaient à mes parents, qui étaient restaurateurs à la base. Ma famille va bien, mais ma mort a été comme une plaie fatale dans leurs cœurs. Je déteste l'idée que j'ai pu indirectement leur faire du mal en mourant... Mais je n'avais pas la main sur ces choses-là. Quand la date arrive, il n'y a souvent rien qu'on ne puisse faire contre. J'espérais de toute mon âme qu'ils profiteraient du temps qu'ils avaient à vivre plutôt que de porter cette plaie et de ne se concentrer que sur elle. Je leur souhaitais tout le bonheur du monde, à eux, à Ju et à tous ceux qui ont compté de mon vivant.

Pour revenir à l'autre spectre : "Heureusement qu'elle était là pour rattraper l'affaire..." , commentai-je, amusé. "Vous étiez du genre à aller régulièrement au restaurant ?"

Je m'interrogeais sur la vie de couple que j'aurais peut-être voulu avoir avec Ju. Ces deux-là avaient eu une expérience qui m'aurait douloureusement manqué si je n'avais pas eu des années aussi pleines aux côtés de ma mime. Si nous avions dépassé le simple stade de duo inséparable, comment aurions-nous vécu ? Aurions-nous voyagé à travers la Terre ? Aurions-nous tous deux débarqué sur cette île et rencontré cette civilisation étonnante ? Aurions-nous eu un, des enfants ? Plusieurs interrogations me traversaient quand je pensais à toutes les voies qu'aurait pu emprunter le destin. Parce que je savais que Ju tenait autant à moi que je tenais à elle... Nous ne l'étions jamais dit avec des mots, mais nous nous aimions.