Je suivais la mime dans les couloirs du palais, la regardant tranquillement distribuer des gâteaux venant des cuisines notamment aux enfants voyageurs qu'elle croisait, partant comme elle venait. Elle finit par arriver du côté d'escaliers non loin de là, donnant sur les jardins royaux mais étonnamment peu empruntés au vu de l'heure actuelle du jour. La lumière me traversait sans s'attarder pour s'étaler sur le monde matériel.

Rakel se trouvait là. Ju s'approcha d'elle, deux gâteaux restant dans ses mains.

Je la vis tapoter légèrement l'épaule de la policière avant de s'asseoir à côté d'elle de l'autre côté, lui mettant une pâtisserie encore toute tiède entre les mains. Elle lui offrit un sourire plein de bonnes ondes puis mangea à son tour un bout de la pâtisserie qu'elle avait prise avec elle. Le ciel de l'après-midi apportait des teintes rose et or sur les marches du palais. Avec son noir et son blanc, Ju détonnait clairement avec son environnement bien qu'elle s'y inclue aisément, étonnamment.

Elle zieuta la blonde et lui fit un geste "okay" de la main avec une expression entre l'interrogation pour elle, et l'affirmation pour le gâteau qu'elle avait avalé. Comment va ?
J'avais remarqué que Ju aimait bien prendre régulièrement des nouvelles des personnes de son groupe, toujours prête à rebooster le moral si nécessaire. J'ai du mal à savoir puisque je n'ai plus de corps matériel, mais j'imagine que cette situation ne doit pas être très rassurante pour la plupart des touristes échoués. Surtout que dans le cas de Rakel...
Je jetai un regard au spectre qui se trouvait non loin. Je lui adressai un sourire un peu triste mais me concentrai sur la "discussion" entre les deux femmes, évitant brièvement ma conscience de sa présence.

Je la vois regarder doucement l'ancienne policière. Je ne sais pas si elle lit à travers ses expressions, mais on sent toute son empathie respirer à travers les pores mêmes de sa peau. Elle reprend une petite bouchée, détendue. C'est comme si son aura était une enveloppe moelleuse et chaleureuse qui recouvrait les épaules des autres par son simple regard, telle une couverture d'amour.

Elle est silencieuse comme toujours, Ju. Elle ne fixe pas trop longtemps sa comparse au féminin, restant juste assise à côté d'elle.
Quand ma condition de fantôme me porte trop au cœur, rien que le fait de sentir sa présence me met un peu de baume à l'âme. Elle me fait le même effet que lorsque j'avais encore un corps. Elle m'apaise.
Je poussai un léger soupir sans souffle, silencieux par défaut.

Ju fit un doux sourire à la phrase de la blonde, un sourire entre le doux et le légèrement triste.
Elle avait cerné assez rapidement que Rakel était quelqu'un ayant tendance à beaucoup (trop) prendre sur elle pour "protéger" les autres. Et là, elle qui a tant l'habitude d'observer les autres, sent qu'il y a une douleur quelque part. Ce n'est pas parce qu'elle ne parle pas qu'elle ne sent pas, loin de là. J'avais pu l'observer de nombreuses fois, avant même qu'elle ne décide de ne plus se servir des mots pour communiquer et avancer.

Il passa quelques secondes dans le vent ijobien.
Puis Ju déposa doucement sa propre pâtisserie à côté d'elle, et posa délicatement son bras sur les épaules de l'adulte, lui amenant une étreinte à l'embrun réconfortant. Elle pointa lentement du doigt un bosquet aux lilas iridescents où des colibris et des papillons de la taille d'une main s'attelaient à la récolte de nectar.

Elle dessina la forme d'un papillon dans l'air, puis fit gracieusement battre sa main libre comme cet insecte. Sa trajectoire lorgna autour de la voyageuse, vers le haut de son crâne, vers ses épaules, s'éloigna puis revint, pour finir quelques secondes plus tard sur son nez qu'elle boopa, taquine et attentive.

Qu'importe les pensées qui te pèsent sur le coeur... Laisse-les juste s'envoler, et regarde autour de toi toutes les belles choses qui t'entourent et qui n'attendent que toi pour que ton regard les embellisse encore plus.

Je jetai de nouveau un regard vers l'autre fantôme, mort récemment. Ma conscience se rapprocha lentement de lui.
. . .
Le regard rivé sur les deux jeunes femmes, je ne dis d'abord rien. J'hésitai un instant.

"Combien de temps penses-tu rester à ses côtés ?" Calme.

Quelle question indiscrète.

L'autre spectre me répondit après un rire qui n'en était pas vraiment un.
De l'espoir, hein ?
Je fixai le sol. Puis reportai mon regard sur mon semblable... puis sur Ju et sa comparse.
Quelque chose esquissa un sourire en moi, qui en était à la fois un et pas un.

Pourquoi je la squatte ?

Je me serais passé une main dans les cheveux si j'en avais encore.

"Nous formions un duo. On ne quitte pas aussi facilement son associé..."

Mais qu'est-ce que je racontais.
La vague de mélancolie qui venait de monter en moi n'avait rien à voir avec des histoires d'associés.
La raison de ma présence à ses côtés... C'était la même que la sienne.
Sauf que Ju, à l'inverse de la blonde, sait pour sûr que je ne suis plus en vie. Il n'y a pas de doute. Mon histoire en tant qu'individu incarné est finie.

"... je veux voir comment elle s'en sort." Murmure astral.

D'ailleurs la voici à prendre la paume ouverte de la policière pour doucement la recouvrir de ses deux mains, que je me souvenais chaudes et douces. Maternelles.
Qui avait pris l'autre sous son aile ? Je me le demandais.
Je pouvais sentir les vibrations d'amour qui pulsaient si naturellement de Ju venir rencontrer le regard de la jeune femme brisée. Les yeux compréhensifs.

Je me fis la remarque que Ju s'était vachement plus épanouie que lorsqu'elle vivait avec ses parents.
C'était doux et calme, bienveillant.

Ça va aller. Tu vas guérir. Ça fait mal, mais ça finira par guérir. Tu en as la force.
Laisses-en toi l'occasion.

C'est un sourire entre le triste et le doux qui plissa légèrement ses lèvres. Quelques instants passèrent, sans réelle trame temporelle.

Puis Ju se leva gracieusement, tenant toujours la main de Rakel avec la sienne, ramassant sans un regard le restant de sa pâtisserie. Elle la mit dans la poche de sa salopette, emballée dans son petit papier, et tira légèrement sur cette main, jetant un regard explicite vers les jardins.

Une promenade ?

Elle était décidée à alléger les pensées de sa camarade de croisière, semblait-il.

"Vous vous connaissiez depuis longtemps ?" , demandai-je à l'esprit, la vision posée sur le duo de vivantes.

Ju a l'air à la fois amusée et satisfaite que la policière daigne enfin sortir de son état morose. Un pas de fait ! je suis sûr que c'est ce qu'elle est en train de penser. Elle aurait raison, de toute façon. L'avantage quand on est vivant, c'est que lorsqu'on en a marre de stagner, on peut toujours avancer. Un frisson ébroue légèrement ma masse énergétique alors que l'autre spectre et moi collons au train des deux dames, l'herbe s'émouvant à peine sur notre passage immatériel. Son court récit esquisse un sourire astral sur mes non-traits. On dirait le scénario d'un film mignonnet comme ma grande soeur Chuntao aimait tant en regarder le soir, après ses exams. Un sourire figé mais calme répondit à la suite de la tirade, gêné.

Mes sentiments sont visibles à ce point ?
Vivant, j'aurais caché mon embarras passager en me grattant l'arrière du crâne et en toussotant légèrement. Je me contentai de détourner mon focus, ce qui peut paraître étrange étant donné que je n'ai pas de chair ni d'os qui obstruent ma vision dans quelque direction qu'il soit. "Hmm et sinon, c'est James, c'est bien ça ?" Dévier le sujet est aussi une fuite acceptable. M'ouvrir à un inconnu me demande quelques secondes de préparation, spectre lumineux ou pas.

Je jette un coup de focus sur Ju et Rakel. Elles marchaient toujours entre les plantes, silencieuse du côté de Ju, ce qui n'était pas étonnant. Je décidai de me présenter, ayant quelques pistes de réponses potables. "Je m'appelle Cheng, pour ma part. Ju et moi nous connaissons depuis l'enfance." J'ai un rire dédramatisé qui me semble peu sincère, à peine un souffle. Le ciel est clair. "C'est réconfortant de savoir que je pourrai être là quand elle sera grand-mère, en quelque sorte. J'imagine qu'il en va de même pour vous et votre policière ?"
Ou peut-être qu'il a plutôt l'intention de partir une fois qu'il se sera assuré qu'elle vive dans de bonnes conditions, je n'en sais rien après tout.
Ju ressort sa part de gâteau entamée et l'attaque de nouveau, délicatement, du bout des dents. Elle semble contente et sereine. Elle jette un coup d'œil à la fois amical et scrutateur à Rakel.

Je souris à sa déduction pas si galère à faire que ça. Mais bon, au moins il ne m'a pas sorti japonais ou vietnamien, c'est déjà ça. C'est fou comme certaines personnes ont tendance à tout amalgamer sous prétexte qu'on a des traits ou un nom asiatiques. Comme si on était tous chinois ou japonais. N'importe quoi. "Hong-Kong, plus précisément", je renchéris.

Le sourire disparaît quand je vois la plaie chez l'autre spectre. Outch. Je ne pensais pas qu'il interpréterait mes paroles de la sorte. Je me sentis désolé et un peu peiné pour lui, pour eux. C'est vrai que même si la policière se reconstruisait une vie avec quelqu'un et qu'elle avait un enfant, ce ne serait jamais le sien.
La peur d'être oublié. On connaît tous ça à un moment. Se sentir exister, interagir avec le monde. Tout ce qui disparaît pour être transmuté en autre chose quand on passe la Porte. On se sent perdu, en décalé.

Je baisse symboliquement les yeux, par habitude. "Je suis désolé. Il n'y a rien de drôle là-dedans." On sent ma compassion. Puis je relève la tête vers le fantôme "Mais en même temps, si elle arrive à reconstruire sa vie avec quelqu'un, ce n'est pas une mauvaise chose, je pense."
Elles continuent d'avancer.
"Ce n'est pas parce qu'on n'est plus là physiquement qu'on n'existe plus pour elles. Je pense qu'il faut les accompagner qu'importe leurs choix tant qu'ils les rendent heureuses." On ne plus que les observer avec bienveillance pour les aider. Mais peut-être qu'au final je fais plus ça pour moi que pour elle. Je me rembrunis à cette idée mais restai détendu. Un temps passa.

"Vous faisiez quoi avant cette croisière ?"
Ju sourit très doucement à Rakel, avec son petit air mystérieux, puis désigne tout simplement les jardins de sa main délicate. Elle veut juste qu'elles se promènent pour se changer les idées et, qui sait, rencontrer des personnes et des choses intéressantes. Elle lui prend la main puis l'encourage légèrement de la tête à marcher tranquillement vers une direction indécise ; pourquoi toujours se prendre la tête sur le résultat quand le chemin qui y mène peut être si apaisant ?
Et elle continue la marche d'un pas légèrement dansant, léchant les doigts de son autre main pour en nettoyer les miettes de son gâteau avalé. Ju incarne sous bien des égards la simplicité de vivre.