Dans un coin du jardin du Palais résonnait un violon. Il dansait avec le vent et s'harmonisait avec les senteurs des plantes.
J'observais Ju jouer, perché sur la branche d'un châtaignier. C'était sa façon de parler, de s'exprimer en dehors de ses mimiques, je le savais. Cet instrument qui était autrefois l'un des symboles de soumission à ses parents était désormais celui de sa liberté gagnée. Elle avait troqué la lourdeur des mots contre la profondeur des sentiments. Elle jouait son propre remake de "April" de Caravan Palace au violon.

Cela rendait bien. C'était plus doux que ce que j'aurais cru. De toute façon je n'étais pas bien objectif ; j'aimais le son de son violon quoi qu'il arrivait. Ses vibrations étaient une douceur pour mes oreilles spectrales, depuis que son esprit avait banni l'usage de sa voix.

Je peux deviner un frisson passer sur l'échine de Ju quand ses oreilles perçoivent le chant d'un autre rejoindre celui de son violon. J'avais vu le yakuza s'approcher depuis un moment. Je n'ai pas besoin de cacher que le voir s'avancer vers Ju me tend un peu - pourtant, il n'a rien fait à l'encontre de qui que ce soit depuis qu'il avait rejoint cette croisière. Mais je ne peux pas oublier tout ce que j'ai le privilège de savoir grâce à ma condition de fantôme. Ce type est un criminel. Il n'a rien à faire près de Ju.

Pourtant la scène se déroule bien. Je vois Ju sourire doucement - je sais qu'elle aimait bien ce genre de moments imprévus qui permettaient d'en apprendre plus sur chacun. Elle s'adapta rapidement, en douceur, comme s'il était tout à fait normal qu'une voix vienne se rajouter à sa mélodie. J'aurais tellement voulu entendre sa voix à elle.
Je flottais à côté du duo, Ju toujours debout. Son violon portait un son sensible et modulé. Son archet donnait l'impression de former des syllabes, des consonnes. Il répondait, se collait à la voix, lui permettait d'aller au-delà du simple schéma de l'accompagnateur et du soliste ; chacun pouvait être les deux à la fois.

Je n'avais aucune idée de ce que donnerait cette rencontre. Les voir faire de la musique ensemble me rassurait, mais je ne restais pas super serein de voir ce type à côté d'elle sans personne d'autre autour. Il n'avait aucune raison de l'attaquer ni rien, mais on n'était jamais sûr de rien avec ce genre de malfrat. Non pas que je puisse y faire quoi que ce soit, mais être au courant des choses ne voulait pas dire connaître les gens en profondeur.
C'était rare, sans doute idiot, mais j'étais inquiet.

Je sursaute presque à la voix fantomatique soudaine.

Je tourne mon focus sur l'individu ectoplasmique.
...
À vue de nez, je dirais qu'il s'agit d'un ancêtre du mafieux. Je le jauge silencieusement. Je réponds calmement, tournant mon attention sur les deux vivants.

"Ma meilleure amie.
Il s'agit d'un de vos héritiers ?"

Je préférais ne pas trop parler d'elle malgré qu'il ne s'agisse que d'un fantôme comme moi. Je ne le connaissais pas, ma méfiance était un poil justifiée. Mais cela ne nous empêchait pas d'enclencher le dialogue. Quoi qu'ait fait ce type de son vivant, on était dans la même case des désincarnés. Et ce n'est pas comme s'il pouvait menacer Ju... Contrairement à l'autre borgne. De celui-là, je m'en méfiais beaucoup plus.

Je ressentis une pointe de jalousie en voyant le duo évoluer devant moi.
Les moments comme ça avec Ju me manquaient. La vie était tellement lumineuse avec elle à mes côtés. Je n'ai aucun regrets à propos de tout ce que j'ai vécu. Mais plusieurs choses me maintiennent encore rattaché à ceux que j'aime. Sa lumière en fait partie. J'ai des fois l'impression d'être un de ces prisonniers qui tendent la main vers le rai de soleil qui leur est offert en travers de leur cage. Je m'étais libéré de mon enveloppe physique pour m'enfermer dans celle du manque.
Mais j'aimais rester aux côtés de Ju même sous cette forme. La nostalgie ne m'empêchait pas d'en profiter. Tout ce qui me rattachait encore ici était l'amour que j'avais pour ma mime et pour ma famille. C'était mieux que pour certains esprits que j'avais croisés.