Tùpka fuyait son village natal depuis des mois, mais son rôle dans la Faction ne pouvait éternellement la tenir en dehors de ces forêts.

Alors la voici qui se trouvait à arpenter des chemins qu'elle connaissait bien trop à force, en direction du QG des faux-rebelles. Elle avançait d'un bon pas malgré le fait que cela l'emmerde d'avance. C'était pourtant son choix, de jouer ce triple-face entre les Erudits, la Faction et son propre parti. Mais des fois, comme ici, quand ça l'obligeait à se rapprocher de ce lieu qu'elle détestait du plus profond de son cœur, ça la faisait sincèrement chier. Tout ça pour un rapport, ou une réunion, ou que savait-elle. Ils ne pouvaient pas prendre le risque de trop user des messages écrits. Alors elle devait se tuer les pieds sur la route pour venir jusqu'ici.

Jusqu'ici, et encore, elle n'était pas encore arrivée. Rah, quelle plaie. Son humeur était de plus en plus grise et rouge au fil de sa marche. Elle souffrait, elle bouillonnait, elle se sentait nerveuse comme en temps d'orage. Cette forêt qui autrefois était son refuge semblait l'oppresser. Elle détestait ça. Bordel, elle détestait tout ici.
Et plus encore, elle détestait les souvenirs encore frais de tout ce qu'elle avait perdu lors de l'Ouragan. Elle rajusta son sac sur ses épaules, emmêlée intérieurement. Elle avait les yeux qui piquaient et la gorge lui brûlait progressivement. Elle priait uniquement pour ne tomber sur personne de sa connaissance. Car, parmi ce qu'elle détestait le plus dans les alentours, c'étaient les aisikiens - ces fils de chien. Les gens qui n'étaient pas de purs connards lobotomisés par la bêtise étaient rares dans la population locale - elle en connaissait un bout.

Tùpka arriva non loin de la bicoque d'un ami érudit de feu son père. Elle savait qu'elle pouvait compter sur lui pour l'accueillir un court temps au besoin, moyennant quelques services comme lui couper du bois ou autre. Elle ne savait pas combien de temps durerait son séjour à Aisiki ; aussi peu que possible, elle l'espérait.

Elle avait conscience que débarquer comme ça sans avoir donné plus de nouvelles que ça n'était pas correct, mais c'était dans son caractère. Elle n'était pas d'humeur avec les déboires sociaux. Soit il l'enverrait chier, soit comme d'habitude il l'accepterait avec une boisson amicale en prime. C'était ce qui arrivait à chaque fois à vrai dire, mais elle ne pouvait s'empêcher de douter des autres. Ils l'avaient tellement blessée au fil du temps.

La rousse frotta ses bottines à l'entrée pour ne pas salir l'intérieur de boue, tout en jetant un coup d'œil aux alentours. Elle souhaitait plus que tout éviter toute rencontre indésirable. Et chaque rencontre avec un Aisikien est indésirable ; c'est un fait.

Tùpka toqua.

- Lìbo ? C'est Tùpka.

Elle ouvrit la porte en continuant :

- Je suis de passa...

Et se stoppa en voyant celui qui tenait compagnie à l'homme mûr.

Lui.

Ça aurait pu être pire à vrai dire.
Elle jaugea le verdeux du regard.
Cela faisait un moment qu'elle ne l'avait pas croisé. Il venait voir son père de temps en temps pour lui glaner quelques connaissances, mais sans plus.

Tùpka ferma la porte derrière elle et posa son sac, humide de la flotte qu'elle s'était prise il y a quelques heures, et surtout de l'ambiance moite qui se dégageait de la forêt à cette période de la journée.

- Tùpka ! Tu peux venir t'installer. Il y a du jus si tu veux. , fit l'érudit de sa voix un peu éraillée mais chaleureuse.

Toisant le guérisseur comme le ferait un animal avec un autre, elle fit le tour de la table sans mot dire et se servit un verre de la mixture, épuisée de sa longue marche. Quand elle aurait assez d'argent, elle se dit qu'elle devrait investir dans une monture mais c'est beaucoup d'entretien, et elle ne savait pas si elle serait à la hauteur. Prendre soin d'un autre être vivant alors qu'elle-même doit se battre pour ses idéaux paraissait compliqué.

Elle ne s'assit pas à la table mais s'appuya contre le rebord d'un meuble en scrutant le duo. Elle préférait reprendre ses forces pour l'instant plutôt que de parler. La seule chose qu'elle ressentait à ce moment était un mélange de scepticisme et de cynisme.

Continuez de parler puis dégage, que je m'entretienne avec le vieux.
Tu considérais comme une perte de temps de parler avec Thudrius.

La rousse roula des yeux...
Il lui demandait de lui raconter sa vie. Ils n'étaient pas prêts dans finir. Putain, elle était vraiment tombée au mauvais moment. Elle n'avait ni envie de discuter ni de se faire encombrer le crâne de paroles dont elle n'avait que faire.

Elle ne dit rien, souffla à peine, et se servit en jus - elle ne disait pas non à un remontant après ses heures de marche. Elle gardait toujours ses distances, toujours appuyée contre le meuble en bois. Elle n'avait aucune envie de s'asseoir à table avec eux. Elle avait besoin de laisser son sang se répartir de nouveau dans tout son corps plutôt que dans ses pieds fatigués par le trajet.

Par contre, elle tilta... Ses soins ? Le vieux était malade ?
Elle se mit à le scruter de là où elle était, cherchant des signes de maladie. Il avait le teint un peu jaune. Ses yeux restaient clairs malgré leur cataracte grandissante. Elle ne pouvait pas tâter ses muscles ou ses articulations pour l'ausculter, mais se dit qu'il s'agissait peut-être de douleurs musculaires. Elle espérait qu'il ne s'agissait que de ça ou de rhumatismes. Si Thudrius n'avait pas été là, elle lui aurait concocté une pommade pour le soulager. Mais elle avait trop de respect pour le travail des autres, surtout des guérisseurs, alors elle préféra les choses se laisser faire à la façon du verdineux.

C'était quand même bizarre, qu'il propose ses services à rabais en échange d'une histoire. Elle savait que les bouquins ne contenaient pas tout, mais s'il était si avide de connaissances que ça, pourquoi ne faisait-il pas le voyage jusqu'à Oluh, la cité des bourges ? Ce n'est pas comme s'il manquerait de clients là-bas - il y avait toujours quelqu'un pour choper une maladie ou se blesser qu'importe la ville.
Quoique, ça la ferait chier de voir une autre tête d'Aisiki débouler dans la ville où elle commençait à peine à se familiariser avec. Qu'il reste ici en fait. De toute façon, ses choix ne la regardaient pas.

Lìbo souriait doucement.

- Et bien, avec plaisir... Il releva les yeux vers la rousse. Tùpka, tu veux t'asseoir avec nous ?

La bougonne haussa les épaules en toute réponse sans bouger, le nez dans sa tasse. Le vieil érudit haussa à son tour les épaules avec amusement puis remua un peu sa tasse.

- J'ai en effet une histoire à raconter... Elle prend place il y a quelques années, du côté d'Isokan...

Et ça y est... C'est parti pour les histoires.

- Une rumeur traînait comme quoi il se trouvait un insecte très particulier du côté des mines de Kekere, un insecte qui ne se trouvait qu'à cet endroit-là. Très rare, il n'était visible qu'au moment des pleines lunes, dans les parois les plus obscures de la mine. Il paraissait qu'une décoction à partir de la chair de cet insecte permettait de soigner toute sorte d'inflammation et d'apaiser les esprits agités.

Le vieil homme but un peu de sa décoction.

- Il avait la particularité de briller comme un cristal dans le noir... Ses teintes allaient entre le doré et le bleu.

Le vieil homme sembla un peu confus aux paroles de Thudrius. Il était le genre de narrateur qui gardait un rythme tranquille dans ses histoires, il ne s'attendait visiblement pas à une coupure de la sorte.
Du côté de la rousse, cette attitude l'agaça immanquablement. Elle détestait ceux qui n'étaient pas capables d'écouter les autres quand c'étaient eux qui demandaient en premier lieu des informations. Elle ne le loupa pas quand il questionna l'érudit, répondant à sa place, le regard mauvais.

- Quelqu'un qui n'aime pas qu'on manque de respect au vieux en le coupant en plein milieu de son histoire.

S'il avait été plus jeune qu'elle, elle lui aurait donné une claque sur la tête. Il avait une tronche de sale con de toute façon.
Cette fois-ci, Tùpka s'avança, tira en un grincement une chaise et se mit à table avec eux. Elle braquait son regard sur le guérisseur, avec une pointe de mépris calme mais bravache.

- Si t'as un problème avec ma présence, dis-le tout de suite. Je ne compte pas décoller de si peu, donc fais avec ou dégage.

Ses émeraudes crépitaient. Elle ne pouvait pas lui en vouloir de ne pas se souvenir de la fille adoptive du druide qu'il visitait de temps à autre, mais elle avait toujours eu du mal avec les attitudes indiscrètes en général. La fatigue du voyage la rendait plus susceptible que d'habitude.

Le vieillard tenta de détendre l'atmosphère :

- Enfin... Pas la peine de s'énerver... Je suis heureux que tu sois ici, tout comme je suis heureux de pouvoir bénéficier des talents de maître Thudrius. Pour faire les présentations, il s'agit de la fille de... feu, mon ami Eyerak. Tu as certainement déjà dû le rencontrer, curieux comme tu es.

Il lança un petit regard insistant à Tùpka avec un sourire un poil stressé en mode "Stp, calme". En réalité, il était plutôt zen, mais son âge faisait qu'il connaissait bien à quel point la jeunesse pouvait se montrer farouche. Il ne semblait pas en vouloir à Thudrius d'avoir un rythme plus rapide par ailleurs. Lui aussi avait eu son époque où tout devait aller vite, toujours plus vite. Il n'avait juste pas envie de gérer une situation pleine de tensions.

Le vieux secoua la tête aux excuses de Thudrius, comme s'il faisait table rase :

- Ne t'excuses jamais d'avoir envie d'apprendre. J'ai été jeune moi aussi, je sais ce qu'est l'impatience. Il pouffa gentiment. Mais enfin.

Tùpka croisa les bras alors qu'il reprenait son récit, fusillant calmement le guérisseur du regard par moments mais sans jamais mot dire.

- Un jour, quelqu'un s'aventura un peu plus loin dans les mines, suivant le chemin des insectes ; oui, parce que dans certaines zones, il y avait plus d'insectes que d'autres. On ne sait pas en vérité si cette personne s'était perdue dans les mines ou si iel y était allée d'iel-même, mais par hasard, iel fit une découverte des plus intriguantes.

Il fit une légère pause, s'humectant la bouche.

- Là, dans la roche, on découvrit une plante. Et, le lendemain, en creusant la roche, on découvrit tout un réseau de plantes un peu luminescentes comme ces insectes, et que c'était là que leurs œufs se développaient en réalité. Il se trouva que les propriétés médicinales de ces insectes étaient en partie dues à l'ingestion de ces plantes. Malheureusement, y accéder fut laborieux donc elles ne furent pas exploitées à grande échelle. Cependant, il est dit qu'elles sont capables de soigner les problèmes oculaires, en ajout aux propriétés anti-inflammatoires et divinatoires.

Le vieillard marqua une pause et tourna la tête vers Tùpka puis de nouveau vers Thudrius.

- Voilà pour mon histoire. J'espère qu'elle vous a plu !