Il eut la même sensation que celle de plonger dans une eau glacée après des heures à contempler sa surface irisée. Les ténèbres déferlèrent et il faillit lâcher sa prise aurique sur l'essence de la pierre. Il perdit néanmoins le contact de Sàliwa et de Bijìn, se retrouvant seul face à un abîme de noirceur glaçante. Son âme frissonna face à tant d'énergies destructrices, comme si celles-ci pouvaient réellement l'écorcher rien qu'en l'effleurant. Il ne lâcha pourtant pas prise, serrant les crocs et gonflant le dos. Il tenta de diriger sa conscience vers l'origine de cette aura de pur chaos.

Il eut l'impression qu'on le saisissait entre des crocs de glace pour le jeter dans un précipice brûlant de plus de négativité que tout ce qu'il avait pu voir jusqu'à ce jour. Il eut la terrifiante sensation d'être une goutte de lumière noyée dans un océan de haine, que le moindre relâchement pouvait le perdre à jamais dans toute cette noirceur.
Il avait l'impression que la mort le cernait de toutes parts... Non. Pas la mort. Pire que la mort en fait. Un vide total que seuls comblaient des sentiments d'une violence inhumaine et d'une puissance malveillante. C'était cela.

L'apprenti prêtre eut à peine le temps de placer correctement ses propres sensations vis-à-vis de tout cela qu'il se retrouva projeté quelques années plus tôt, dans une forêt que les teintes d'une sinistre Oruko berçaient d'une ambiance étouffante. Tout semblait oppressant, les coins de sa visions vibraient d'une agressivité qui n'était pas due à ses perceptions habituelles. Il avait l'impression que toutes ses sensations étaient distordues pour ne faire ressortir que ce qu'il y avait de pire dans son environnement. Soudainement, l'humus bienfaisant de la forêt faisait place dans son esprit tourmenté à l'odeur âcre d'excréments ; les cris des animaux nocturnes devenaient plus stridents, plus saccadés, résonnant plus que nécessaire ; Thadas avait la sensation de nager dans une basque d'huile croupie qui éclatait ses impuretés contre son aura sans arrêt ; tout semblait plus sombre, plus cuivré, plus agressif que d'accoutumée, comme si le danger était omniprésent...
Tout était tourné en cauchemar. Même ses émotions les plus profondes. Il se retrouvait tout d'un coup la poitrine écrasée d'une incontrôlable appréhension tandis qu'une terreur innommable essayait de se frayer un chemin à travers sa gorge comme si dotée de coutelas empoisonnés. Il avait l'impression que sa conscience de lui-même s'affaiblissait d'instant en instant alors que la vision qui l'assaillait l'emportait dans son courant.

Thadas se retrouva à détaler entre les troncs aux branches accrocheuses, le pas lourd et les muscles rendus chose par l'angoisse qui l'étranglait de toutes parts. Il était poursuivi, il en était persuadé. Les foulées de son poursuivant faisaient trembler jusqu'à son être même ; il avait l'impression que son cœur bougeait du fond de ses tripes jusqu'au creux de son crâne, comme si simplement sortir par la bouche avec tout son réseau d'artères lui était trop difficile. Tout ce que pouvait faire Thadas, c'était courir, s'enfoncer continuellement dans le sol inconstant de cette vision de cauchemar. Il le sentait, il l'entendait... Il s'approchait ! Et lui s'enlissait, se débattait comme un tigron empêtré dans le piège d'un chasseur, impuissant.

Impuissant... Tellement impuissant !
Ses pieds se faisaient attraper par des mains crochues dans le sol, cherchant à le noyer dans la boue négative qui lui brouillait l'essence. Le souffle lui manquait, soudain.
Il disparut dans la masse de ténèbres, tendant le bras alors que les crocs d'un fauve manquaient de peu de l'attraper.

Il glissa dans une bulle à la consistance de mélasse. Une amertume écœurante se dégageait du non-lieu alors qu'une pression entre ses deux tempes donnait le sentiment à Thadas que son cerveau allait gicler de par ses yeux. Il avait l'impression que quelque chose fourrageait son cœur et y creusait pour en faire remonter un carnage de souffrances. Il ne pouvait pas hurler, n'y pensait même pas.

Puis Gizash apparut devant lui.

Depuis combien de temps était-il là ?

La pression était insoutenable, le souffle lui manquait. Elle laissait petit à petit place à une douleur aigue qui le transperça d'un bout de son être à l'autre.
Cette vision concrète de son ami défunt ramena un peu de conscience dans les méandres de ses perceptions. Thadas serra les dents, essayant de se recentrer sur lui-même et sur la mission qu'il avait à accomplir.
Sa mission....

- Pourquoi m'as-tu laissé mourir, ce soir-là ?

...
Son cœur lui fit la sensation qu'on y avait enfoncé un poignard jusqu'à la garde, d'un seul coup.

...

- Hein, Thadas... Pourquoi ne m'as-tu pas sauvé ce soir-là ? Pourquoi m'as-tu laissé me sacrifier uniquement pour sauver ta peau ? Pourquoi ?
- G... Gizash... Non, ce n'est pas...
- N'étais-je pas censé être ton ami ? Est-ce que les amis ne sont bons qu'à être sacrifiés à la première menace qui surgit devant soi ? C'est ça pour toi, l'amitié ?
- J'ai essayé de te retenir, mais...
- POURQUOI N'ES-TU PAS MORT À MA PLACE ?
- ....
- Tu les as rencontrées mes mères ? Mon oncle ? Ils étaient brisés pas vrai ? Tu savais que c'était ce qui arriverait si je venais à mourir !! Toi, tu n'as que ta mère comme famille proche !! POURQUOI FALLAIT-IL QUE TU CONTINUES DE VIVRE TANDIS QUE JE DISPARAIS DANS L'OUBLI COMME SI JE N'AVAIS JAMAIS EXISTÉ ?!
- Je...
- L'ambition n'est-elle donc que la seule et unique chose qui t'importe réellement ?!
- Gizash, non... Si j'avais pu te sauver, je l'aurais fait !! Tu le sais !! Tu étais comme un frère pour moi... Tu l'es toujours d'ailleurs...
- EST-CE QU'ON LAISSE SON FRÈRE MOURIR ET SE FAIRE BOUFFER PAR UN PUTAIN DE TIGRE DE MERDE ?!!

La boule dans la gorge de Thadas lui sembla l'attirer petit à petit vers le bas. Elle diffusait un froid morbide au sein de ses vaisseaux et laissait à peine sortir son souffle, bloquant l'entrée des nouvelles bouffées comme un mur de métal.

- Il y avait à peine de quoi me reconnaître quand on a enfin récupéré ma dépouille. Les prédateurs et les charognards s'étaient relayés au long de la nuit. Plus d'entrailles, plus d'yeux... Quitte à m'abandonner, ne pouvais-tu pas correctement veiller sur ma dépouille au moins ?!

Quelque chose se fissura en Thadas, comme une sculpture que la colle n'a pas fini de réparer.

....

- Gizash... Pardonne-moi. Pardon. Si tu savais combien ta mort m'a marqué... Je suis désolé. J'aurais voulu te sauver de ce tigre. J'ai fait de mon mieux. Pardonne-moi si ça n'a pas suffi... Je suis désolé... Je suis sincèrement désolé d'avoir échoué. J'aurais tellement voulu qu'on grandisse ensemble, qu'on continue à discuter et à s'engueuler... Je...

Un sanglot monta, il eut du mal à le contenir ; il se coinça dans sa gorge, enrobant la boule qui s'y épaississait instant après instant. Thadas prit une inspiration difficile, restabilisant sa voix du mieux qu'il le pouvait. Il baissa les yeux, vibrant d'une vive souffrance.

- Pardon... Murmure.

Il avait l'impression que des dégoulinures violettes coulaient de son cœur compressé de toutes parts. La sensation d'un regard planté droit dans sa nuque le fit frissonner mais ce n'était probablement que son imagination.

La silhouette d'un tigre se dessina au loin.

- Tu veux que je te pardonne ?

Gizash désigna le fauve du doigt, dans la nasse noire qui les entourait tous trois.
Thadas le regarda.

- Tue-le. Je te pardonnerai une fois que tu m'auras vengé, une fois que tu auras infligé un sort semblable au mien à ce tigre.

Thadas afficha une mine déconcertée.

- Je... Le tuer ?
- Le tuer, oui.
- Mais... Comment ?

Gizash sortit quelque chose de son habit.
Il tendit une lame aux reflets noirs et rouges à Thadas.

- Avec ça.

...

Thadas toucha l'arme du bout des doigts.

Des vagues de ténèbres s'en échappaient.

- Je...
- C'est uniquement en tuant ce tigre que je pourrai reposer en paix parmi nos ancêtres, Thadas.

....

Les yeux de Thadas étaient rivés sur l'arme.
Il prit une inspiration et les ferma.

Ses doigts enserrèrent doucement la poignée de la fine lame. Ses dents se crispèrent les unes contre les autres face à la sensation qu'une mauvaise plante essayait de frayer ses racines à travers sa paume. Il eut un léger étourdissement à la tête alors qu'il essayait de s'habituer à la sensation de cette arme.
Mais l'aura de pure négativité qui la formait ne cessait de le mettre profondément mal à l'aise, comme si un concentré de mal siégeait dorénavant dans sa main.

Le tigre se faisait de plus en plus proche, les crocs se dévoilant calmement. Il faisait tache dans cet environnement sombre, avec son pelage blanc et ses yeux bleus au centre mordoré.
Thadas le regarda, puis regarda son meilleur ami, les traits tourmentés derrière leur apparence stoïque.

Il prit quelques secondes pour lui, respirant un coup. L'air tuméfié par l'aura négative le fit grimacer. Il fixa son regard sur le félin qui n'avait de cesse de clore la distance entre eux.

- ... C'est pour toi que je le fais.

Gizash le regarda.

- Vise le cœur.

Il s'éloigna un peu, laissant Thadas faire face au fauve qui n'était plus qu'à quelques mètres d'eux.

Sàliwa détestait les foules depuis toujours. Ce n'était même pas pour les bousculades ou pour les cris. Non. Ce n'étaient pas ses pairs humains qui lui posaient problème dans ce cas. Trop d'informations. Il y avait trop d'informations. Trop de choses qu'elle ne voulait pas voir mais qui s'imposaient quand même à sa vision. Comment pouvaient-ils tous marcher sans se rendre compte que c'était dans une marée de morts et d'entités qu'ils nageaient, brassaient ? Comment pouvaient-ils être tous aussi insensibles à ce qui les entourait ? Elle ne comprenait pas, n'avait jamais compris pourquoi une telle cécité d'esprit faisait ravage parmi les siens.

Elle subissait ses perceptions depuis toujours. Cela ne changea pas, quand l'énergie négative émergea de la pierre et s'empara de leurs êtres afin de les déposséder de qui ils étaient. Elle vit clairement où elle voulait en venir ; elle l'avait déjà vécu. Elle resta immobile et attendit la rafale.



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Sàliwa tremblait. Si seulement elle pouvait s'enivrer mentalement... Elle aurait peut-être pu éviter ça. Ou peut-être n'aurait-elle pas réussi à s'en échapper. Se laissant à peine le temps de reprendre son souffle, elle partit à la recherche de ses acolytes. Son intuition lui disait qu'ils étaient en mauvaise posture. Quels putains de boulets de merde. D'accord, elle ne savait pas combien de temps spirituel elle avait passé dans ces visions de merde, mais elle au moins, elle avait trouvé une brèche pour s'en dégager toute seule ou presque.

Se concentrant sur le lien qui la reliait à eux sans pour autant rompre le contact avec la pierre, elle suivit le fil menant à Thadas, comme un escaladeur remontant la corde de son partenaire. Elle finit par le trouver, entouré d'ombres et une arme à la main. Face à...

- THADAS !!

Il tressauta et la regarda. Il se trouvait sur le dos d'un tigre, prêt à le poignarder.

- S...Sàliwa ?
- Qu'est-ce que tu fous bordel ?! Lâche cette merde, ce tigre c'est toi bougre de con !

Elle le saisit par le bras et le désarçonna sèchement. Il perdit l'équilibre et tomba presque contre elle, l'aura trouble. Le tigre saisit la lame entre ses crocs et elle se brisa en morceaux, disparaissant dans un bruit gélatineux dans le non-lieu. Le corps astral de Thadas était frais et abasourdi. Un air de confusion était profondément ancré dans ses traits. Il posa son regard sur une forme sombre à quelques mètres. Quelle que soit l'apparence qu'elle avait volée, il se rendit compte qu'il ne s'agissait pas de qui il pensait.
Sàliwa lui foutut une claque qui résonna jusqu'au creux de son âme.

- T'es un apprenti prêtre ou t'es juste un crétin bouffi d'orgueil ? T'as pas senti que c'était toi-même que tu t'apprêtais à anéantir ?! Abruti de merde !!

Elle savait qu'elle était particulièrement agressive, mais c'était ce qu'il fallait pour qu'il se réveille. Elle ferait pareil avec Bijìn si c'était nécessaire. Le tigre blanc s'était posté à côté de Thadas et montrait le bout des crocs. Il poussa l'apprenti du bout du museau, et le lien se refit.
Sans le ménager pour un sou, Sàliwa tira Thadas derrière elle, en direction du fil les connectant à Bijìn, le tenant fermement par la main.

- Reprends tes esprit maintenant, on doit aussi récupérer Bijìn !
- La pierre...
- Après !!