D’ailleurs, je disais que tu savais ce que c’était, les burins, mais visiblement, elle, elle savait pas. Pourtant, les burins sont aussi utilisés par les sculpteurs de pierre, et il me semblait que leur civilisation en était au moins à ce stade-là. Mais bon, fallait croire que tout le monde n’avait pas le même niveau de connaissances, hein !

Au pire, elle aurait pu me demander. Moi ça ne me gêne jamais, d’expliquer les choses aux gens. Mais même pas ! Elle m’a dit de me pousser et a essayé de s’en charger à mains nues. Quand je l’ai vu faire, j’ai pas pu m’empêcher de rigoler. Elle s’attendait à quoi, au juste ? C’est pas pour rien que les êtres humains ont utilisé des outils pendant des années ! Des fois, ça me sidère de voir comment les gens persévèrent dans l’erreur, alors que je leur ai déjà servi la solution sur un plateau d’argent. En plus, j’avais pas l’impression d’avoir été condescendante, si ?

Bref, comme prévu, elle a échoué, et lamentablement en plus. Alors je suis repassée devant (T’imagine pas à quel point c’était galère, Jordan. Le couloir était si étroit que je me retrouvais toujours à coup sûr contre elle, d’une manière ou d’une autre. Heureusement que la sueur avait séché ! Quoique… Ça aurait peut-être été plus facile de passer avec de la sueur bien glissante.) J’ai dégainé mon burin, mon marteau et j’ai entamé de taper pour exploiter les failles. Il m’a suffi de quelques coups pour parvenir à faire tomber un bout de roche. C’était certes un petit bout, qui dépassait pas ma main. Mais au moins, j’avais eu un meilleur résultat qu’elle en dix fois moins de temps. J’ai pris le petit caillou et l’ai montré à ma compagne.

-Voila. Avec ça on devrait se dégager un passage. Seulement ça risque de prendre un peu de temps. Une heure à tout casser, je dirais, et seulement si tu m’aides. Je pense qu’on va limite devoir pioncer ici à ce rythme-là.

Et, en lui laissant le burin qu’il restait en évidence à côté de moi, j’ai continué de creuser, histoire de pas perdre de temps. J’allais clairement pas pouvoir faire tout toute seule, mes bras le permettraient pas. Mais pour l’heure, il me semblait plus important de creuser, aide ou pas aide de la native au caractère bien trempé.

J’avançais bien, mine de rien. En prenant un peu de recul, on voyait pas que ça n’allait pas vite, mais quand tu tiens le burin, ça fait toujours du bien de voir que tu creuses pas pour rien. Bon, tu connais ta soeur, quand elle est dans son truc, le monde disparaît autour d’elle. Donc j’ai pas fait trop gaffe à ce que l’autre faisait au début. Puis je me suis dit : « Mad, si tu la laisses faire n’importe quoi, ça va prendre mille fois plus de temps. »

En plus, t’imagine vraiment pas à quel point elle était étroite, cette cave. Fait que pour qu’on parvienne à être toutes les deux sur la faille, fallait faire un véritable Tetris. J’ai fini carrément allongée sur le côté, appuyée sur un coude, pour travailler sur les parties inférieures de la faille, tandis que la dame était penchée sur la partie supérieure. En plus, je me prenais les éclats de ce qu’elle faisait grâce à cette bonne vieille gravité, donc tu te doutes que rien que pour ça, c’était chiant. Alors t’imagines si en plus on faisait ça pour rien parce qu’elle faisait pas bien son job ? Ça c’est un truc que j’ai finis par comprendre, avec mon travail : si quelqu’un t’aide, sois tu prends le temps de bien l’encadrer, soit tu fais le boulot tout seul. Parce qu’il y a rien de plus handicapant qu’une aide inutile. Et là, j’avais sérieusement besoin de cette aide, et cette native avait l’air de se débrouiller avec ses mains. Alors autant exploiter ce potentiel au maximum.

Alors j’ai fait l'impensable : j’ai interrompu ma tâche pour m’intéresser à ce qu’elle faisait.

-Non,  que j’ai répondu à sa question, mais c’est pas pertinent-là.

No offence, mais on n’avait pas le temps de discuter si on voulait expédier ça rapidement. Alors j’ai surveillé comment elle procédait.

-Tu t’y prends mal, constatai-je.

Ses coups rataient une fois sur deux. J’ai fini par faire claquer ma langue contre mon palais, et me pencher vers elle pour lui mettre mon marteau dans les mains. Je me débrouillerais avec un caillou. Je pouvais me le permettre, je manipulais ce genre d’outils depuis au moins sept ans.

-Ne tiens pas ton burin aussi droit. Rapproche le un peu de la paroi du mur, comme ça. Ça sera plus facile.

J’ai alors appuyé sur son burin pour le faire pencher un peu sur le côté. Ensuite, j’ai posé ma main sur la sienne, et l’ai guidée pour rapprocher son marteau de l’extrémité du burin.

-Là. Fait de petits coups secs, et reste à une distance raisonnable pour pas manquer ton coup. Pas besoin de faire des grands gestes et d’y aller comme un burin.

Aussi sérieuse que je pouvais paraître, j’étais quand même super fière de ma blague.

J’étais hyper fière de moi ! Plutôt que de tout faire dans mon coin, j’étais parvenue à intégrer quelqu’un dans la boucle et de lui faire faire son travail correctement ! Et en plus, celle-là ne s’était pas barré en m’hurlant des insultes, comme Sarah du labo, entre autre ! J’ai dû faire des progrès en matière de communication, héhé (Dans ton cul, Sarah !)

Mais bon, évidemment, je me suis rendue compte que j’avais encore du chemin à faire. Je me suis recalée sur le ventre, creusant le bas de la faille, quand elle m’a reparlé. J’étais un peu étonnée, au début, parce que je partais du principe que c’était bon et qu’on pouvait continuer à creuser. Puis je me suis rappelé ce que toi et Peter me dites souvent « C’est pas parce que c’est clair dans ta tête que ça l’est pour tout le monde. Fait un effort pour dire les choses explicitement, sinon tu nous perds. » Et puis, comme je disais, j’ai conscience que les gens ont besoin de reconnaissance, même si ça me dépasse. Alors j’ai souri, parce que j’étais contente et que ça se passait bien.

-Ouais, Nickel ! Tu te débrouilles comme une pro !

Et je me suis remise en place pour me focaliser de nouveau sur cette foutue faille. Je pensais m’y remettre, puis je me suis rappelé : dire les choses explicitement.

-Désolée, mais je vais pas trop pouvoir te répondre si tu me parles. J’arrive pas à me concentrer sur deux trucs en même temps.

Bon, là j’ai fait l’effort parce qu’on avait une tâche compliquée à faire, mais je vais pas me donner cette peine tout le temps non plus. C’est chiant de tout dire tout le temps à l’oral, et je reste persuadée que c’est souvent une perte de temps.

On a continué à creuser pendant une bonne trentaine de minutes, je dirais. J’avais les bras en compote, tu ne t’imagines même pas ! C’était vraiment pour mes cadavres que je faisais autant d’efforts (et parce que j’avais pas envie de refaire tout le chemin inverse tout de suite) Quand j’ai enfin atteint l’autre côté de la paroi, j’ai poussé un cri de joie. J’ai pris une grosse pause pour reposer mes bras, essuyer la sueur de mon front et enlever toute la poussière produite par Allyn de mon visage.

-Bon, t’es peut-être un peu grosse pour ce trou. Mais si tu veux, je peux me glisser de l’autre côté et continuer de creuser avec toi. Ça sera plus pratique et ça ira plus vite.

Et c’est là que j’ai compris ma bourde. Moi j’entendais « grosse » dans le sens où son volume corporel ne passait pas le trou, tu vois. Elle est deux fois plus grande que moi, et plus épaisse aussi. J’insinuais pas du tout qu’elle était en surpoids ! Au contraire ! Elle t’aurait bien plu ! C’était tout pile comme t’aimais : avec des muscles, et un caractère de cochon (Et je sais que t’es en train de lire en te face palmant parce que toi, t’as compris direct que c’était pas terrible, ce que j’avais dit)

En y réfléchissant, je viens de me rendre compte qu’en fait, elle ne savait vraiment pas ce qu’elle voulait, cette fille. Un coup elle voulait de la reconnaissance et un coup, elle me disait de la fermer. D’un côté, elle voulait que je sois efficace, de l’autre, elle perdait du temps à s’énerver pour des conneries.

En tout cas, sur le moment, j’ai un peu été prise au dépourvu. Elle m’a crié dessus et m’a pris l’épaule. Alors moi, j’ai essayé de calmer le jeu en levant les mains, comme pour prouver mon innocence.

Ça me rappelait ces types, au collège, qui sous prétexte qu’ils étaient costauds s’étaient convaincus qu’il suffisait de me menacer pour que je fasse leurs devoirs. Bon ok, j’avais finis par les faire, mais ça m’avait pas empêché de vous demander de l’aide après pour leur dire d’arrêter.
Sur le moment, avec cette fille, j’aurais bien aimé que tu sois là aussi, Dylan. J’ai répondu avec calme, histoire de faire descendre la pression. Mais je dois avouer que je demandais si tout ça n’allait m’attirer de gros ennuis.

- C’est un malentendu. Je disais ça purement dans un sens de largeur. J’aurais pu dire « large » à la place, ou « musclé ». C’était absolument pas un commentaire sur ta morphologie et je n’ai jamais pensé que tu étais grosse.

Et pour vraiment la convaincre, j’ai essayé d'étayer mon propos en ajoutant avec sérieux :

-Au contraire, je pense que t’es vraiment bien foutue.

…
Oui, je sais : tu te facepalm encore, là.

Sur le moment, j’ai pas capté toutes les implications de ce que je venais de dire, donc j’ai serré les fesses très fort pour que mes explications passent et qu’on puisse enchaîner. Et Hallelujah, ça a marché ! Mais bon, elle devait encore être pas contente, parce que ses joues étaient rouges de colère. Ça me soule sincèrement que tous les gens aient autant de mal à gérer leurs émotions. Genre sérieux, on a inventé les smartphones, mais par contre personne a trouvé l’astuce pour que les gens arrêtent d’avoir envie de se taper dessus ?

Après, cette meuf avait une excuse, parce que sa civilisation n’en est pas encore à l’âge du smartphone.

Donc j’me suis pas faite prier. Au moins, j’étais d’accord sur un point avec elle : c’est que si on reprenait pas vite, c’était nous qui allions finir en momie. Alors j’ai pris mon courage et mon burin à deux mains, et me suis faufilée de l’autre côté du fameux mur.

Évidemment, aussi vrai que j’avais pris absolument tout le nécessaire pour disséquer des cadavres, j’avais également anticipé pas mal de choses pour le reste de l’exploration. J’étais pas une pro de la survie, mais il me semblait que faire une réserve de nourriture et prendre des torches était la moindre des choses. J’aurais également pris une couverture de survie, si j’en avais trouvé une. Mais faute de quoi, je m’étais munie de ma veste polaire énorme que tu m’avais filé avant de partir. Oui. Mon sac était pas mal rempli. C’était une des raisons pour laquelle j’avais tant galéré à l’aller (Mais enfin, on va pas se mentir : même sans ça, j’aurais galéré)

Pour pouvoir me glisser dans le trou, j’ai donc dû abandonner mon sac avec la demoiselle, me munissant simplement d’un briquet à la gauloise que j’avais piqué au palais et d’une de mes torches.
J’ai essayé de l’allumer avant de passer de l’autre côté, mais ça a pas été simple au début. J’avais jamais utilisé ces trucs, moi ! Et bah figure-toi que j’ai trouvé assez vite ! En fait il suffisait de taper le briquet sur la pierre à feu, tout en coinçant la mèche de la torche pour qu’elle s’enflamme. C’était très similaire aux techniques à base de silexs, utilisées pendant la préhistoire. Mais évidemment, ça avait fini par donner naissance à un outil pratique et fiable au cours des générations. M’enfin, je m’égare. La torche allumée, j’ai donc passé le fameux trou, et j’ai bien fait. La partie où nous nous trouvions était suffisamment éclairée par la lumière extérieure, mais conformément à mes doutes il n’y avait plus aucune source de lumière par la suite.

J’ai d’ailleurs peut-être légèrement surestimé la taille du trou en question, parce que ça passait très difficilement, même en rampant. Allyn serait effectivement jamais passé. Mais bon, j’avais compris la leçon, aussi je me suis abstenue de faire le moindre commentaire.

De l’autre côté, je pouvais entendre les coups de marteau d’Allyn. J’ai constaté, en éclairant mes genoux et mes coudes, que ceux-ci avaient été bien écorchés dans la manoeuvre. Et je sentais au niveau de mes hanches que ça ne devait pas être joli non plus, sous mon débardeur. La délicatesse incarnée, ta soeurette. Mais bon, c’était honnêtement pas la première fois. Ça me rappelait les explorations dans le parc de l’île Petrie, avec le reste de la fratrie. On adorait se glisser dans tous les endroits où on n’était pas censés aller, sous les cris indignés de Zack. Il flippait tellement à l’idée qu’on se fasse prendre. Quels cons on faisait…
En y repensant, je me rends compte que ces moments-là me manquent un peu. Ça me ferait presque regretter de passer autant de temps à travailler, mais bon. Même si j’avais le temps, on est devenus trop adultes pour faire encore ce genre de conneries, non ?

Bref. C’était pas la première fois que mes articulations prenaient cher. De toute façon, ma peau de babtou m’a toujours condamnée à une vie de bleus et d’hématomes d’origine inconnue. J’étais vraiment pas à ça près. Donc j’ai calé ma torche quelque part, et j’ai de nouveau creusé sans trop me formaliser.
Je te passe encore les détails, mais une vingtaine de minutes plus tard, notre passage était suffisamment large.

-Parfait ! Tu peux me passer mon sac avant de me rejoindre ?que j’ai dit en me penchant devant le trou, pour qu’elle me voit, ou m’entende tout du moins.

Tu peux pas imaginer à quel point j’avais hâte de continuer. Cette excursion était stimulante, et je me rendais compte que ça m’avait manqué. Les articles, c’était intéressant, mais faire ça tout le temps, c’était un coup à s’encrasser le cerveau.