Il faisait chaud.

Le solstice d’été était-il déjà passé ?
Encore une question dont Allyn ne s’encombrait pas. Non, pour le moment, l’instant présent, c’était la sueur le long de son dos. C’était la moiteur contre l’arbre, où appuyée, elle se tapait sa meilleure méditation.

Cela lui prenait parfois. Rester perchée entre les cimes, laisser l’écorce faire sa marque contre sa peau.

Dans son dos, en parallèle avec sa balafre.

Sa balafre…

Elle ressentait encore comme des picotis. Quelque chose qui n’avait rien de physiologique, non.  Elle le savait. Elle ne le savait que trop bien.
Les émotions ont une mémoire – et lorsqu’elles revenaient, c’était le long de son échine.

Oui, quand la mémoire revenait, c’était toujours entre deux battements de cœur. Qu’à chaque battement, elle la sente, dans ses veines, dans chaque fissure de son dos.
Que la mémoire s’empare de son sang.

Qu’elle la laisse assoiffée.

Et alors qu’elle rentrait, son premier réflexe était une longue gorgée d’eau.

Mais il y a des soifs qui ne peuvent pas être désaltérées comme ça, non. Dans ces moments-là, le fluide froid ne produit rien de plus que de la lassitude.

Et si Allyn détestait bien quelque chose, c’est être lassée.

Ce jour-là, elle ne se posa pas trop de questions. Elle enfila son arc d'un coup d'épaules et ignora son père en s'éloignant d'Aisiki.

- Je reviens dans quelques jours.

Fut tout ce qu’elle lâcha.

Alors que ses pas commençaient à arpenter des sentiers qu’elle se permettait de battre en première. Elle pouvait à nouveau mieux respirer.

Ses yeux s’étaient accoutumés à la nuit qui tombait – c’en était presque instinctif. Oui, puisqu’elle avait cédé encore une fois à une pulsion inexplicable, ne pouvait-elle pas l’admettre ?

Elle était un peu sauvage, au fond.

Elle arriva dans un côté de l’île qui éveillait fréquemment sa curiosité.
Curiosité, qu’on titillait à grands coups d’interdictions. « Parait qu’il y a un tombeau là-bas »… Fallut-il que ce soit ces rumeurs qui l’intriguèrent davantage ?

Ou alors, avança-t-elle juste parce que ses pieds en décidèrent ainsi ?

Toujours est-il qu’elle tomba nez à nez avec des gardes. Putain, pas eux.
Elle soupira et contint ses envies criminelles. Pas passer, pas passer… Et mon pied, tu penses qu’il passe entre tes jambes ?

Nan, avec un minimum de réflexion, elle tenait bien trop à son honneur pour se retrouver mêlée à une embrouille dont Ode en aurait forcément vent. La honte.

- Qu’est-ce qu’il vous faut ? maugréa-t-elle.

Avec soulagement, ils ne lui réclamèrent aucun argent – argent qu’elle ne possédait de toute façon pas.
… soulagement qui fut de courte durée.

- Un voyageur ? Tu te fous de moi ?

Fallait bien faire quelques sacrifices, parfois. Allyn se trouva particulièrement patiente sur le coup.
Oui, elle accepta de se rendre devant cette femme qui ne lui inspira aucun intérêt.

Encore une étrangère au goût vestimentaire douteux.

Franchement, quand je vous regarde, je me demande si vous faites exprès de mettre des vêtements inconfortables pour mieux vous plaindre.

Bien entendu, ça ne manqua pas.
La route ne faisait que commencer, que derrière elle s'éleva une voix plaintive...

- Ok, je crois que ça va pas le faire. Il fait beaucoup trop chaud et j’ai mal aux pieds. On peut rentrer ?

…. putain, elle aurait presque pu le prévoir.

- On fera une pause dans une heure. Pour l’instant, avance et tais-toi.

Allyn était pas d’humeur – et puis elle recommençait à suinter du dos, parce que c’est vrai qu’il faisait chaud.
Autant dire que l’autre avait vraiment, mais alors vraiment pas intérêt à lui taper sur les nerfs.

Allyn n’en pouvait déjà plus.

Elle n’avait même plus la force d’accuser le soleil – ce satané astre qui tapait sur sa tête, même quand elle était à l’ombre.

Non, à l’instant précis, la seule chose qui lui tapait dessus, c’était cette étrangère sur ses propres nerfs – et elle jouait avec comme si c'était un instrument à cordes.

- Mais dans quoi je me suis fourrée.., grinça ledit instrument.

Non mais sérieusement.
Un jour, faudrait qu’elle écoute les enseignements du village. « Ne parle pas aux inconnus », que lui disait la petite vieille. Pourquoi avait-il fallu qu’elle désobéisse à ce principe de base ?

Ouais, au final, si elle s’était fourrée dans cette galère, elle ne pouvait en vouloir qu’à elle-même. Et ça, c’était le pire.

Elle s’assit à son tour et se massa les tempes.

- Qu’est-ce qui t’autorise à….

Elle se reprit.

… Du moins essaya. C’était difficile.
Les mots de l’étrangère lui montait de plus en plus jusqu’au cerveau, créant une ébullition interne des plus inquiétantes.

Un peu plus et c’était de la fumée qui sortirait de sa bouche.

Vous pensez que ça crame bien, ces étrangers ?

………..................... Ode choisit ce moment précis pour apparaître intrusivement dans une vision de son potentiel procès.
« Allyn, accusée d’avoir incinéré une jeune femme… Je ne peux pas y croire...»
Le choc, la honte, la disgrâce, le déshonneur….

Elle secoua la tête.
Elle ne laisserait jamais ce scénario arriver. Plutôt crever bouillie dans sa propre rage.

- Hé, toi. C’est bon, je te l’accorde ta pause. Mais hors de question de rebrousser chemin.

Parce que bon, garder son calme ne voulait pas dire tout céder à la lâcheté. Fallait pas abuser non plus.

Allyn regarda l'autre essorer sa propre sueur entre deux gorgées d'eau.
Ca allait le faire... Juste l'affaire de dix minutes, pas une de plus...

Au bout de ce temps d'attente - qui lui permit de tourner en rond comme un fauve impatient -, elles reprirent la route.

Allyn ne ménageait pas sa comparse (si comparse était le terme adapté... Elle essayait toujours d'en trouver un. Boulet ? Fardeau ?).

En tout cas, cette humaine avait eu assez de temps comme ça pour récupérer.
Et puis, la générosité d'Allyn avait ses limites. Pour ne pas dire, était très limitée.

Allyn zigzaguait de rochers en rochers. Elle évitait les racines, se frayait entre les bosquets, écartait les mauvaises herbes.

Elle avançait comme si elle avait fait ça toute sa vie - ce qui était le cas.

C'était moins le cas de la bonne femme derrière elle, qu'elle commençait de plus en plus à considérer comme inutile. Voir même nuisible à sa propre avancée.

Deux ou trois fois, l'idée lui vint de la pousser dans une crevasse. C'était une bonne idée dans le sens où elle pouvait facilement camoufler ça comme un accident.
Bien entendu, Allyn ne contrôlait pas ce genre d'idées.

Pour l'instant, la seule idée envisageable restait de se retourner de temps en temps. Attendre.

Pour l'instant.

En regardant bien, la position du soleil n'avait pas beaucoup bougé depuis qu'elles étaient parties ; et ce facteur, Allyn ne pouvait s'empêcher de le remarquer.

- Putain, ça ne fait que commencer.

Mais bon, elle n'avait pas d'autre choix que d'avancer en pestant tout bas, non ?

Au bout d'un moment, elle sortit de sa rumination et s'arrêta net.
Volte face qui lui permit de se rendre compte qu'elle avait complètement distancée l'autre.

- Hé, dépêche-toi. La route redevient plus plate par ici, je crois qu'on arrive à un tournant.

Allyn se rendit compte un court instant qu'elle aurait pu être encourageante, si elle avait été de meilleure humeur.
Nan, tout bien réfléchit, c'était uniquement la faute de cette Madelyn. Elle n'avait qu'à pas traîner des pieds.


- Vous faites jamais d'exercice physique, dans votre pays ? jeta Allyn du haut de la montée.

La dénommée Madelyn atteignit le niveau d’Allyn, non sans efforts. Elle s’était répandue en balbutiements tout le long de la montée.

Les gens comme ça qui ne pouvaient pas s’empêcher de l’ouvrir… Alors qu’elle était déjà à bout de souffle. Et le bon sens, elle en était dépourvue aussi ?
Allyn garda ses réflexions pour elle.

Elle n’eut même pas l’air étonné quand l’autre réclama une nouvelle pause.

Non, elle n’afficha rien de l’étonnement, mais tout de l’agacement.

- T’avais qu’à économiser ton souffle au lieu de me raconter ta vie !

Peut-être qu'elle avait un peu haussé la voix. En même temps, l’autre l’avait bien cherché.

En plus, ce n’était même pas comme si elle avait raconté quelque chose d’intéressant, ou qui avait valu la peine qu’elle l’écoute.

Ouais, tout ça pour ça.
Incroyable.

Tu sais quoi, ta pause tu vas te la faire, mais ça sera sans moi.

Allyn reprit sa route à coups de grandes enjambées. Son visage s’était renfermée dans un entêtement qui signifiait, fais plus chier.
Bon, peut-être qu’au bout d’un moment, elle sortit de sa bouderie.

Elle se retourna et se rendit compte qu’elle avait encore semé Madelyn.

Peut-être décida-t-elle un bref instant de se reprendre ; toujours est-il qu’elle revint sur ses pas.

- Bon, t’es passée où ?