notes

La nuit avait beau apporter son manteau de fraîcheur, la chaleur de la ville l’emplissait de bruit. La brise s’était levée, à peine trop légère ; alors que les pieds de l’enfant lune lévitaient à quelques centimètres du sol.

Sa démarche bondissante, lunaire pour ainsi dire, lui permettait de se frayer un chemin rapide. Pratique lorsque la foule ralentissait tout mouvement. Lui, comme fluide, contre-courant.

Contre ce flot lumineux.

Les étoiles du ciel n’avaient rien à envier à celles de la ville. Comme les jalousant pâlement, ces dernières brillaient pour peu qu’on ne s’en éloigne pas ; parce qu’alors, elles redevenaient ce qu’elles avaient toujours été. Une fraction de points scintillants, bien floues pour le garçon.

Il les regarda s’éloigner, puis leva la tête.

La lune est bien haute, ce soir.

Elle projetait des ombres trop hautes, trop hautes pour ce petit bout de garçon. Il dansait entre elles, de rocher, en rocher. Car c’était bien les seules présences réconfortantes lorsqu’il fuyait celles des hommes.

Il leur donnait des noms, les enroulant autour de son doigt fin.

- M'accorderez-vous une danse ?

Comme un pantin argenté, son corps se ployait alors dans le vide. Ses petits pas le firent trébucher un peu plus loin.

C’est alors qu’il la vit.

Une ombre rousse recroquevillée contre elle-même, une ombre qui refuserait sans doute une danse. Elle dégageait en effet une aura bien spécifique, qu’il scruta avant d’en venir à toute conclusion.

Bien que peu friant de conclusion hâtive, ce fut prudemment que Jolan s’approcha.
Son corps avait retrouvé une démarche souple. Il choisit de rester discret, bien que n’ignorant pas que le moment viendrait – celui de révéler sa présence.

Le moment vint.

Le moment vint après une infinité de microsecondes, passées à l’observer. Elle devait avoir son âge, mais son aura était impressionnante – comme une unique flamme –, s’étirant de tout son long, comme pour la protéger.

Le moment vint.

- Bonsoir, annonça simplement Jolan.

Il sortit alors des bras de son ombre pour s’avancer vers l’autre. Son visage n’affichait qu’une profonde paix, comme son « bonsoir », d’une politesse nonchalante.

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L’air sembla se crisper en une milliseconde. C’était comme si des milliers d’électrons lévitaient autour de la rousse, particules fines chargeant l’air d’une tension bien évidente.
Ses mots furent à la hauteur de ce qu’elle avait dressé autour d’elle.

Une barrière de protection.

Jolan observa la barrière avec un certain détachement. Ce n’était pas la première fois qu’il se heurtait à ce genre de réactions. Pas plus qu’elle ne l’étonna.

Il fallait dire que les auras ne mentaient jamais – et que celle-ci, plus que jamais, s’étirant comme une flamme, semblait bien trop haute.
Pourtant il ne sentit pas le besoin de se replier.

Il la réserverait pour plus tard, pour lorsque la chaleur viendrait menacer son calme. Un calme presque froid, lorsqu’il répondit simplement :

- Rien.

Il ne voulait rien. C’était bien l’être le plus désintéressé, pour vagabonder sous cette pleine lune ; et c’était ce même stade de paix qu’il laissa émaner de lui.

En soit, c’était un peu comme les animaux sauvages. L’homme était bel et bien un animal, après tout. Tant est qu’on ne dégage rien de bien offensif, certains vous laissaient pénétrer dans leur propriété.

D’autres vous réduisaient en pièces à l’instant où ils vous voyaient.

La fille semblait appartenir à la deuxième catégorie – enfin, pour l’instant, elle avait juste retroussé les crocs.

Jolan put discerner sur ce visage quelque chose qui ne lui était pas inconnu. Il ne sut replacer le visage dans un quelconque contexte ; il pouvait juste sentir qu’il l’avait vu quelque part… Mais où ?

Voilà une question qu’il aurait pu poser en toute naïveté. Voilà une question qu’il posa en toute naïveté.

- On s’est déjà vu quelque part, non ?

Tout en reculant un peu, comme pour signifier qu’il n’hésiterait pas à effacer sa présence aussi vite qu’elle était apparue. La lune était trop belle pour qu’il finisse dépecé par une rouquine pas commode.

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Jolan n’émit pas le moindre sourire. Sa lueur lunaire s’était à moitié fondue dans l’ombre, à force de reculer. Petit pas par petit pas, il souhaitait juste ne devenir qu’une nuance de gris noyée dans d’autres nuances de gris.

De là, il pourrait mieux contempler le rouge dans les yeux de la rousse.

Il y avait bien quelque chose de fascinant dans sa couleur, comme la danse d’une flamme un peu trop mordante. Fascination ne voulait pas forcément dire appréciation, soyons clairs. Toute confrontation le mettait plus ou moins mal à l’aise.

L’agressivité de son interlocutrice n’y fit pas défaut. Presque revendiquée sous son air rêche, elle serrait contre elle une étrange poupée.

La main de Jolan, elle, vint rejoindre le collier autour de son cou. Le pressa.

L’instant d’après, c’est comme si tout poids avait quitté son petit corps. Il n’affichait que l’air placide qui ne l’avait jamais quitté – se permit même un sourire.

- Oh, c’est vrai, cela me revient.

Les Eclaireurs, évidemment. Qui d’autre qu’eux auraient accepté un feu follet pareil.

Au prix d’un haussement d’épaules mental, Jolan en conclut que chaque lumière était acceptable. Il toléra sa question.

- Je profite de la lune, fut sa vague réponse.

Ses yeux se perdirent dans chaque point dansant à l’horizon. Ce que la ville ne lui manquait pas. C’était comme si il pouvait encore entendre son brouhaha, porté par la brise.

Brisé par les champs d’électrons de la rousse. Bataillant contre sa simple présence.
Il ne s’en souciait pas tant de pouvoir les apprivoiser. Juste s’y tenir à distance de sécurité, comme les quelques mètres le séparant de…

- Je crois bien que j’ai oublié ton nom. Désolé.

A sa phrase aurait pu s’accompagner, tout, tout rire nerveux, grattement de crâne, toussotement, regard contre les chaussures…
Tout meublant plus ou moins l’embarras.

Il ne fit rien. Il ne cilla même pas.

- Tu peux me le dire, ou ne pas me le dire. Libre à toi.

Ses yeux étaient restés perdus quelque part, loin devant eux. Quelque part loin de la terre ferme.

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Ah, ça recommençait.

La pulsion de la veine d’une tempe faisait toujours son raffut imperceptible, surtout quand le calme était plat. Il n’y avait que Jolan pour l’imaginer, ce battement régulier,

BADOUM, BADOUM, BADOUM,

Comme le cœur d’un quelconque système nerveux sur le bord de la rupture.
Celui de la fille gagnait en puissance ; et sa mélodie allait crescendo au fur et à mesure que se pointait la lune.

La poitrine de Jolan essaya de s’y caler. Quel rythme effréné. C’était à s’en demander pourquoi elle le foudroyait de toutes ses forces ; la pauvre, son cœur devait avoir des courbatures à force de se distendre ainsi.

L’inviter à se calmer n’aurait aucun effet. Non, le seul baume apaisant n’était pas les mots, ces mots bien vides qui tomberaient comme de l’huile sur son feu intérieur.
Il devait y avoir un autre remède, une autre façon de ralentir la cadence.

Mais Jolan n’essaya pas de le trouver.

Il n’était ni guérisseur, ni particulièrement altruiste.

Si il avait calé son cœur au sien, c’était juste a valeur d’observation ; un peu comme un musicien écouterait un choeur à distance, constaterait sa force puis reprendrait son chemin.

Le sien s’entremêla tout de même un peu plus avec celui de Tùpka. Juste un peu.

- Tùpka... enchanté.

Il voulut lui dire qu’elle avait un joli nom, parce qu’il le pensait sincèrement. Mais il se rappela du feu et de l’huile et il se tut.

Bien heureusement.

Une autre question l’attendait — servie sur son lit de fusillade visuelle. Elle avait l’œil d’un meurtrier…

- Non, je ne t’espionnai pas.

… et le cœur déréglé, une mélodie pour laquelle il n’aurait rien à justifier. Ni sa promenade ni son regard fuyant, porté plus haut, bien au-dessus de sa réponse presque trop simple.

Ses yeux retombèrent sur terre en même temps que sa tentation — il céda. Il était humain, après tout.

- Tu as vraiment un joli nom.

Le compliment lui était vraiment resté sur le bout de la langue. Il la claqua sur le bout de son palais, se préparant au roulement de tambour.

BADOUM, BADOUM, BADOUM.

Viendrait sans doute le BANG.