Plusieurs jours avaient passé depuis cette soirée où natifs comme voyageurs avaient assisté à de l'occulte. Thadas n'avait eu que peu de temps pour lui-même, devant préparer en amont les différentes cérémonies des prochaines lunées mais surtout vérifier qu'il n'y ait pas de déséquilibre dans le monde énergétique. Il ne savait pas si le rituel des voyageurs avait ouvert des brèches pour les suppôts d'Eke ou non. Par sécurité, il travailla donc les jours suivants à quadriller la frame spirituelle, aidé de quelques comparses.

En dehors de ça, le Grand Prêtre avait assisté à de nombreuses réunions au sujet des voyageurs notamment, mais aussi des mouvements de la Faction. Il essaya de travailler sur leur "libération", sentant que c'était la démarche la plus juste à prendre. Plusieurs conseillers paraissaient encore réticents et il les comprenait. Cependant, enfermer ces étrangers ne ferait que retarder les potentiels problèmes qu'ils pourraient leur apporter, non pas les résoudre. En dehors des réunions, il collait de près la Reine, quand il ne traînait pas à Oluh en quête d'informations supplémentaires. Il avait un objectif précis : faire en sorte que tout se passe dans la paix la plus sereine et durable.

En dehors de tout ça, il essayait en même temps d'en apprendre plus sur la... non, les cultures des exijobiens. Il fouinait dans les bibliothèques pour voir si d'anciens manuscrits ne parleraient pas par hasard d'un évènement similaire à celui qu'ils étaient en train de vivre, mais rien de nouveau sur ce point-là. Ses sources d'informations chez les voyageurs étaient assez peu nombreuses, bien que Genzo représente une certaine mine. Mais il n'a pu le croiser que très rarement et jamais longtemps ces derniers temps, toujours appelé à gauche ou à droite... À son grand dépit. Il lui doit toujours un rendez-vous, il n'oublie pas, mais il ne sait pas quand il serait de nouveau libre. Thadas sent qu'il avait été assez contrarié que leur rendez-vous au Temple des divins se fasse annuler par la séance surprise de spiritisme.

Le brun soupira un léger coup et se détendit les épaules. Il se dirigeait vers la bibliothèque, un livre à la main et des pensées qui gonfleraient sa tête s'il n'avait pas l'habitude de méditer afin de mieux les canaliser.
Il devait se l'avouer, quelque part, il était encore un peu perturbé d'avoir rencontré son âme jumelle. Pas une seule fois dans sa vie il n'avait pensé partager son cœur avec quelqu'un en particulier, partant du principe qu'il l'offrirait de toute façon aux siens tout au long de sa vie. Et Genzo était arrivé.

Thadas inspira tranquillement, recadrant son fil de réflexion. Les choses sont comme elles sont. Rien ne sert d'essayer de les tordre avec des pensées, autant essayer de les apprivoiser telles qu'elles sont. Et pour tout dire, elles sont même sacrément bonn...

Son regard se déposa sur la silhouette qui venait de bondir devant lui.

. . .




. . .


Gizash ?





... Non.
Ce ne peut pas être lui... Non.



Le Grand Prêtre resta figé de longues secondes face à cette apparition du passé. Sonné, presque.
Comme s'il avait reçu un coup, quelque part. Au niveau du cœur ou de l'estomac.

Il cligna des yeux et se recomposa une expression calme.
Non. Ce n'était pas Gizash.
Et cette jeune personne vient de lui poser une question.
Question qui lui fit froncer légèrement un sourcil.

- ... Oui ?

Malgré lui, il continuait de dévisager intensément l'inconnu.e comme pour se persuader qu'il ne s'agissait pas de la réincarnation de son ami décédé. Il était troublé, et avait du mal à vraiment le camoufler derrière ses traits fermes.

Ensuite, et enfin, il analysa le pourquoi du comment. Refronça un sourcil.

- C'est pour une expérience ?

Parce qu'en dehors de son "léger" trouble, ça, ça attisait sa curiosité, un étran... enfin, une ? étranger...ère... qui faisait des recherches, quel que soit le sujet.
À moins qu'il ne s'agisse d'une mauvaise blague, ce dont il était plus que certain quant au sujet des dieux. Ça leur ressemblait bien, de faire des bonds au sang comme ça...

Thadas frissonnait désagréablement, chassant des images de cadavres teintées de sang et de crocs. Pourquoi fallait-il que le passé ressurgisse aussi inopinément ? Ce n'est pas le moment !

Thadas haussa très légèrement un sourcil. Il avait déjà fait cette expérience linguistique avec Genzo, qui lui avait susurré de doux mots en différentes langues, donc le résultat que cet.te voyageuse énonçait ne le surprenait pas vraiment. Il maîtrisa la chaleur à sa poitrine à ce souvenir, se concentrant sur les explications qu'elle lui fournissait, essayant d'écarter en parallèle d'elle l'image de son meilleur ami défunt.

Il lea regarda revenir dans la salle pour s'adosser à une table, et la suivit très calmement. C'est vrai que depuis, il n'avait lui-même pas vraiment eu le temps de se pencher sur cet étrange phénomène de traduction automatique entre les deux populations qui désormais cohabitaient ensemble. Concentré sur ce qu'elle lui montrait, il analysait d'un regard acéré et assimilait les éléments de ses recherches à elle. Hmm.
Il pourrait peut-être se pencher sur ce cas de traduction aujourd'hui, après tout. Il avait pensé voir ça avec Genzo si cela lui disait, mais cela ne l'empêchait pas de commencer avec une autre personne de son groupe.

La première vision de ses emmêlements de schémas lui arracha tout d'abord un froncement de sourcils, puis il se mit rapidement à comprendre le fil directeur qui les reliait.

Thadas réfléchit. Il se caressa même machinalement la barbe, détachant les différents termes de la requête indirecte.

Il sourit légèrement en coin, reposant ses ambres sur lea voyageurse.

- Je pense que nous avons des préoccupations communes, sur ce point.

Il s'avança sur le côté de la table et effleura du bout des doigts les feuilles volantes, suivant lentement certains tracés. Il inclina la tête vers l'érudit.e, faisant à peine traîner sa réponse.

- Je pourrais m'organiser pour élucider ce mystère avec vous, et par la même occasion vous apprendre nos écritures.

Le tigre battit de la queue, légèrement danseur, sans doute un peu sournois. Son regard présentait des crocs cordiaux.
Si ce personnage n'avait pas des traits si similaires avec ceux de Gizash, il lui aurait très probablement demandé une contrepartie un peu gênante. Pas forcément d'un point de vue charnel, ceci dit. Ses pensées étaient souvent indécentes ; ses manières, rarement.

- M'apprendriez-vous en retour à lire vos propres langages ?

Prévisible, mais sensible.
Donner à cet.te étrangèr.e les codes de leur langue, c'était lui donner la clef vers leurs connaissances et leur histoire directe. Il attendait un savoir équivalent, voire conséquent, de sa part.
Par le biais de cet échange, il espérait bien pouvoir lui chiper ses connaissances - qu'il devinait aussi amples que celles de Genzo. On n'avait jamais trop d'informations sur ses interlocuteurs. Jamais.

Thadas haussa un sourcil un poil perdu à la demande. Il n'y a pas de différence entre le "tu" et le "vous", en ijobien, seule l'intonation dénote un véritable changement face à son interlocuteur. Il était vrai qu'il avait pris l'intonation diplomate du négociateur en lui parlant... Il changerait ça. De toute façon, lui comme ielle étaient d'accord sur les termes de l'échange, alors tout était bon.

- Je pense pouvoir tenir le rythme. , répondit-il avec un flegme teinté d'amusement.

Cet étrangèr ne devait pas être bien pire que ses tuteurs d'enfance et sa mère. Ils l'avaient forgé à l'exigence et à l'efficacité, donc il pensait être bon sur ce point-là, pédagogue ou non.

... Internet... Le système de toile qui fait passer des messages par les airs, à la manière des oiseaux mais sans oiseaux ? Il se souvenait de ce que lui avait dit Lou.

Ceci dit, après la discussion avec Genzo lors de leur mission, Thadas comprenait que les descriptions de la jeune femme n'étaient pas toujours très... réalistes. Le fonctionnement dudit système était peut-être ainsi, mais il était très probablement beaucoup plus complexe que le portrait qu'elle lui avait peint avec énergie. Alors, l'ijobien ne dit rien sur ce propos qu'il maîtrisait mal pour l'instant.
Il acquiesça calmement en signe d'accord.

- Ça me va. Pendant ce temps, je vais chercher différents écrits modernes pour la comparaison.

Il aurait pu s'offusquer qu'on ne lui attribue pas des termes plus honorifiques, mais entre érudits, personne n'avait un rang plus haut que l'autre. C'était le savoir qu'ils cherchaient, pas le pouvoir - bien que les deux soient intrinsèquement liés.

Il piocha dans de récents poèmes d'Ulrich - il avait un certain talent, il devait le reconnaître - ainsi qu'un récent traité sur l'agriculture à Isokan. Cela faisait donc plusieurs rouleaux, qu'il posa de manière organisée sur la table qu'il avait auparavant un peu dégagée. On travaille mieux dans un environnement rangé, surtout quand il s'agit d'un travail de cette envergure.
Il attendit que lea jeune personne revienne pour lancer :

- Je pense judicieux de commencer par l'explication du fonctionnement écrit de l'ijobien. Peut-être qu'il vous paraîtra semblable à des langues que vous connaissez déjà.

Cela, il en doutait, pour en avoir brièvement expliqué le fond à Genzo, toujours lors de leur mission. De ce qu'il avait compris, les écritures en dehors étaient très... linéaires.
Il déroula un des écrits, un poème parlant de la lumière après l'orage ; de l'espoir après l'Ouragan.

- Pour commencer, comme vous l'aurez sans doute remarqué, nos écrits sont en général de forme circulaire. Chaque symbole, chaque "mot", véhicule une image forte qui, associée à toutes les autres du cercle donne le sens plus ou moins global de la phrase. Les accents que vous voyez ci et là indiquent soit les respirations, soit les variations d'un même terme. Ainsi "lumière", "chaleur" et "feu" sont-ils dérivés d'"Oorun", notre dieu du soleil, père de tous les dieux.

Il parlait calmement, d'un ton pédagogue comme il y était tant habitué.
Son doigt se posa sur la ligne de symboles concentrique à la première, extérieure.

- Ce trait qui relie chaque ligne entre elles, signifia-t-il en pointant un trait qui reliait variablement une ligne avec la suivante intérieure , permet le lien entre chaque phrase. Il n'y a pas de sens particulier de lecture, mais les poètes méticuleux auront tendance à mettre ces barres "|" entre les symboles d'une même ligne pour mieux s'y retrouver à l'oral.

C'était en réalité une vraie gymnastique mentale que de retranscrire chaque élément d'une phrase dans son esprit.

Son doigt partit immédiatement sur le centre même du cercle, où un seul symbole trônait, regardant en alternance son nouvelle associé.e et ce qu'il montrait.

- On aura tendance à mettre le titre ou l'intitulé de l'écrit au centre, d'où rayonneront donc de quoi il est question. Il leva les yeux vers iel. Cela pose particulièrement problème avec les écrits les plus anciens, qui ont tendance à mettre des titres plus vagues les uns que les autres. Mais l'écriture ijobienne s'est à la fois clarifiée et complexifiée au fil des ouragans pour une retranscription plus exacte de la pensée.

- Nous sommes nombreux à supputer que la forme circulaire vient à l'origine de celle d'Oorun. Le cercle est une forme extrêmement sacrée dans notre culture. , expliqua patiemment Thadas. Son bâton lui-même en possédait à son extrémité haute.

Il eut un sourire indulgent face à l'esprit vif de la chercheuse.

- Pas exactement dans tous les sens, non. Un écrivain doué s'attachera particulièrement à donner un ordre logique d'apparition de ses symboles écrits - de ses ìmok(s). Celui-ci mesurera avec attention à la fois la prononciation et la force desdits symboles quand il les posera sur le papier. C'est un travail à la fois écrit et oral.

Il haussa légèrement les épaules avec une mine vaguement dégoûtée au souvenir de quelques écrits miséreux :

- Bien sûr, tout le monde ne s'attarde pas forcément sur ces subtilités.

Le bonze fixa lae rouxe et sourit légèrement.

- Notre histoire est bordée entre chroniques et récits mythiques, mais sinon c'est exactement le même système. Il sortit le parchemin sur l'agriculture et le déroula. La seule différence est que, pour ces documents requérant une date précise, tu retrouveras ces espèces de points juste en dessous du symbole central. Ce sont des repères temporels.

Sous le mot "Ogbein" (agriculture) se trouvaient des marques entre le morse et le cunéiforme.
Il reprit le poème.

- Ensuite, tu noteras une différence entre les mots communs - imaì -, les verbes d'action - itmaì - et "immatériels" - ilmaì. Les itmaìs ont toujours des traits cassants - il pointait en même temps sur la feuille pour qu'ielle voie d'ielle-même - , les ilmaìs, doux, et les imaìs comportent à la fois des traits doux et cassants. Plus tôt, tu me questionnais sur l'organisation des termes d'une même ligne. Tu as ici "pluie" - nùppa -, "(faire) pousser" - ogebìn -, "espoir" - sidjeva. Dans ce genre de syntaxe, le terme présent avant le verbe est l'acteur et le suivant, le "receveur". En ajoutant le sens sous-jacent de ce bout de ligne, tu obtiens : la pluie élève l'espoir.