Alors elle n’aimait pas cuisiner. C’était compréhensible. Cuisiner prenait du temps. Et puis, on était les premières victimes si jamais ce n’était pas bon. Et les dieux savaient que quand on s’y mettait, ce n’était pas bon tout de suite.
Ça justifiait le sanglier cuisiné par leur hôte, en soi.
En tout cas, à l’entendre comme ça, elle avait l’air un minimum pragmatique.

Levant bien haut sa torche, l’ermite ignora la fatigue qui lui brûlait le bas des yeux et écouta sa comparse. Protéger hein ? C’était… noble ? Surtout quand il s’agissait de personnes dont on ne savait rien.
*Et des enfants, par-dessus le marché.* renchérit-t-il mentalement.

Ça le dépassait pour tout dire, mais au même titre que les gens qui rendaient services aux inconnus en général. Certes, il rendait lui aussi service, mais ce n’était pas gratuit, et c’était plus par obligation : quitte à vendre des choses, autant les vendre à des gens qui en avaient besoin. Ce n’était pas pour autant qu’il se voyait comme quelqu’un de bien, et ça lui allait. C’était déjà beaucoup de boulot que s’occuper de soi-même, il n’allait pas non plus s’occuper des autres avec ça.

Il grogna et s’éloigna un peu en sentant le coup de coude de la dame sur ses côtes.
Contact humain. Pas touche.


Putain, il n’avait pas vraiment voulu y réfléchir, mais là, la question lui tombait dessus comme une brique.
Il allait faire quoi de sa vie, avec un bras en moins ? Comment allait-il survivre, au juste ?


Mince, ça ressemblait un peu trop à une plainte, ça. Fallait pas non plus qu’il passe pour un chouineur. Vite, détourner le sujet.

Ses yeux se posèrent brièvement sur la blonde à côté de lui, en quête d’inspiration pour détourner la conversation.

Un sourire moqueur étira ses lèvres. Le premier de la soirée qu’il affichait ouvertement.


Bah oui quoi, fallait montrer qui était le mâle viril, ici !

Et puis honnêtement, avec son petit côté propre sur elle, et son jet de pierre un peu plus tôt, Nashoba se disait qu’elle devait pas être bien débrouillarde, la demoiselle (Et le fait qu’elle avait sauvé deux personnes en moins d’une semaine dont lui n’allait absolument pas changer son avis sur la question)
Et la future victoire de Nashoba sur le débat de la soirée n’allait définitivement pas accroître la crédibilité de la demoiselle.

Il n’allait pas tarder à prendre conscience d’à quel point il avait tord, car la fameuse faille n’était plus très loin.

Repoussant continuellement la sensation de fatigue, le natif souffla du nez, le même sourire narquois sur les lèvres. Ça en devenait presque un jeu, de savoir qui allait gagner ou perdre. Même si la réponse ne faisait aucun doute, au final.


Il n’y croyait pas une seule seconde. Déjà, cela signifierait que la faille existait. Et ensuite, restreindre les libertés de son peuple plus que nécessaire ne ressemblait pas à leur souveraine. Si la faille était bel et bien là, pourquoi la reine se serait-elle donné la peine de la faire fermer plutôt que d’envoyer des éclaireurs de l’autre côté de l’île ?


Oui, il se moquait clairement d’elle. Son ton se fit encore plus condescendant et narquois.


Il aurait proposé sérieusement s’il avait cru une seule seconde à toutes ces foutaises.
Mais malheureusement, il n’y croyait pas.

Mais c’est qu’elle lui donnait des ordres, en plus ! Bah. Pour le coup, Nashoba ne le prenait même plus mal. Si elle avait besoin de ça pour se donner de la contenance, soit. Il n’allait pas gaspiller son peu d’énergie à s’énerver pour si peu.

Clairement, il ne s’attendait pas à ce qu’une lumière demeure après avoir éteint la sienne.

Faisant écho au comportement de sa comparse, l’ermite s'accroupit brusquement. Tout concentré qu’il l’était pour ne pas faire de bruit avec un bras blessé, il ne la vit pas tout de suite. Ce fut quand ils furent postés non loin des gardes en question, quand la dame l'interpella qu’il leva enfin la tête.


Non seulement elle était là, mais en plus, elle était énorme. Le souffle coupé, l’ermite ne put détacher son regard de la montagne, ainsi que de la fente noire qui l’éventrait avec violence. Un frisson d’horreur le parcourut. Il n’avait jamais été à l’aise, aux abords de la montagne. Mais voir cette chose, cette preuve de la colère des dieux…

Même Nashoba devait admettre que c’était terrifiant.

Une douleur lancinante le ramena à la réalité.


Merde ! Il avait beau l’avoir dit à voix basse, la plainte avait été beaucoup plus sonore que prévue. Le son fit immédiatement tourner la tête d’un des gardes.

Sans attendre, l’ermite saisit le poignet de la dame et fuit sans demander son reste, le dos courbé pour éviter qu’on ne les reconnaisse. Peu importe si leur course était bruyante. Il faisait nuit, et il y avait peu de gardes devant cette faille. Ils ne prendraient pas le risque de venir les poursuivre dans de telles conditions.

Dès qu’ils furent suffisamment éloignés, l’homme s’arrêta pour reprendre son souffle. Son bras blessé le lançait de nouveau. Pour sûr, se mettre à courir comme un dératé avec un bras dans une attelle n’était pas l’idée du siècle. Mais ce n’était pas comme s’il avait eu le choix.

Il finit par rallumer sa torche, et à sa lueur et celle des étoiles, ils parvinrent à retrouver un chemin menant vers Oluh. Il bénit au passage les petites statuettes de pierres posées par leurs semblables pour indiquer le chemin aux âmes perdues. Ils marchèrent d’un bon pas. Durant tout ce laps de temps, l’ermite était silencieux.

Il l’avait bien vu.
Il n’avait pas rêvé.

En réalité, cette découverte était tellement choquante qu’il en avait oublié qu’il avait perdu. Son égo mal placé était définitivement devenu accessoire. Et il n’avait plus sommeil non plus. Trop de questions fusaient. Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? Y avait-il vraiment des dangers de l’autre côté de la montagne ? Pourquoi la reine n’avait-elle rien dit, mais avait tout de même posté des gardes à l’entrée ?

Et si la montagne était dans cet état…

Qu’en était-il de sa maison ?

 

L’inconvénient, c’était qu’avec la tempête, Nashoba n’était pas bien sûr que le moindre établissement ne soit ouvert. Oluh pansait encore ses plaies, et l’heure n’était absolument pas aux festivités.
Pourtant, une ruelle était plus éclairée que les autres, et sans vraiment prêter attention à leurs pas, les deux adultes finirent pas s’y engager.

Reconnaissant subitement l’odeur lourde et enivrante de l’encens, ainsi que les lumières chaudes des lampions rougeatres, Nashoba plissa légèrement les narines. Moué, pas l’endroit le plus recomandable pour boire un coup. Une tension inconsciente naquit dans son dos, alors qu’il sentait les regards des femmes et hommes de joie sur eux, les reluquant comme des proies. Le natif jeta un bref coup d’oeil à sa comparse. Celle-ci semblait encore plus réticente que lui.



Il était même surpris que les maisons closes et les tavernes aient repris du service aussi tôt, et avec autant de succès. Il fallait croire que chacun avait ses manière de gérer les crises.

Un bras inconnu vint s’enrouler autour du sien, le faisant sursauter.


Reculant gauchement, l’Ours d’Oluh avisa le jeune homme qui l’avait interpelé. Blanc de peau, celui-ci portait une robe rouge à volant pour le moins suggestive, parée de bijoux en tout genre. Une jeune femme agita le tissus de sa propre tenue prêt d’Ebo, venant au renfort de son collègue.


Compagne ?! Non mais elle était bonne, celle là !
Les cheveux des individus libéraient des senteurs dans leurs ondulations, qui prirent rapidement l’ermite aux narines. Sa peau traisaillit quand les doigts du premier vinrent effleurer son avant bras.



Bordel de merde, et on se demandait pourquoi il vivait seul dans son trou. Bousculant à moitié quelqu’un dans la manoeuvre, il entreprit simplement d’avancer afin de localiser un endroit où il pourrait BOIRE.
Seulement BOIRE.
Est-ce que c’était trop demander ?

Finalement, entre un duo qui se s’enlaçait dans une embrassade plutôt explicite et un groupe de jeunes femmes lui faisant des sourires évocateurs, ses yeux trouvèrent une taverne extérieure, parés de tas de coussins miteux sous des tentures colorées. Une ribembelle de personnages en tout genre occupaient déjà les lieux, riant pour certains, renversant leurs verres sur les petits tonneaux en bois qui constituaient leurs tables, jouant avec les prostitué pour d’autres.

Tout était sale.
La foule était dense.
Et l’odeur lui faisait tourner la tête.
…
...
En fait, qu’est-ce qui l’empêchait de se barrer, au juste ?

Ah oui, avec tout ce qu’il s’était produit, s’il restait seul avec lui-même sans une goutte d’alcool, il allait devenir fou.
Avec un verre, ça passerait largement. S’il trouvait de quoi payer, peut-être même qu’il pourrait passer la nuit avec quelqu’un. C’était clairement pas dans ses habitudes, mais là, il allait limite en avoir besoin.

Mais d’abord, vérifier que l’autre qui l’accompagnait suivait bien. Avec un air irrité, il se retourna pour voir si sa comparse avait réussi à se débarasser des deux envouteurs.

 

Il ne répondit que par un bougonnement au sarcasme de sa compagne. Franchement, pour la qualité de la proposition, il n’était clairement pas nécessaire qu’elle le sache.
Trop fatigué pour trouver une meilleure solution, il la suivit jusqu’à l’établissement proposé par ses soins, dès lors qu’elle lui indiqua que l’endroit en question était viable.

Et effectivement, la densité humaine était beaucoup moins importante dans cet établissement-ci. Probablement la faute à un alcool de basse qualité. Mais honnêtement, tant qu’il avait quelque gramme dans le sang pour l'aider à encaisser tout ça, il s’en foutait comme de sa première tunique. Et puis, plus important, les murs de bois tenaient éloignés les senteurs enivrantes et probablement aphrodisiaques, soit un réel soulagement pour le nez fin du misanthrope.

Circulant entre les poivrots, le natif s’assit à une table, attendant que la dame vienne lui apporter sa boisson. Sans se questionner sur la nature de l’alcool en question, il en but la moitié d’une traite. A sa grimace, on pouvait aisément deviner qu’il s’était un poil trompé dans ses prévisions. Narines écarquillées, il reposa le verre. Sa langue piquait presque. Il allait peut-être être plus difficile à descendre que prévu, celui-là.


Parce que lui, il avait rien. Il pouvait bien céder une de ses peaux à sa ceinture, s’il fallait, mais bon. Déjà qu’il ne lui restait probablement plus grand chose…
Cette pensée seule suffit à exciter sa envie de boire. Il engloutit trois gorgées de plus. Et purée, c’était vraiment fort, parce que même pour lui, ça montait déjà. Il grimaça de nouveau.


Il ne savait pas quoi ajouter de plus. Il n’avait pas envie de parler de la tempête. Il n’avait pas envie de la ramener sur sa défaite. Il n’avait pas envie d’admettre que tout ça était putain de rude. Alors à la place.


Détourner l’attention, oublier tout ça et… Et oublier tout ça, ouais, c’était un bon plan.