Focus, Nahuel. Des chats de ce genre, y’en a pas beaucoup dans les rues d’Albany. Non mais c’est carrément un petit “chez-d’oeuvre de la nature” comme disait Madame Parks. Vous avez vu les tâches dans son dos ? Ca brille presque dios mio! J’ai JAMAIS vu de chat avec des disques colorés comme ça ! On aurait presque dit une des statues des alebrijes de José, mais qui BOUGENT en plus ! On dirait des yeux sur ce pelage noi---

WAIT HOLD UP WHERE ARE YOU-

Je mets tous mes trucs de dessin dans ma sacoche et je cours à sa poursuite. Il se glisse entre les lières, mais je ne le lâche pas des yeux, encore moins des jambes. Rhoooooooo sérieux ! J’ai même pas eu le temps de faire un sketch correct ! Tout ça parce que j’avais la tête ailleurs pour pas changer !

Et puis je rentre dans un truc.

- Uelito? Can I know where you were headed like that?

Je suis un peu secoué par le choc. Mais sérieux Lauuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuu ! Bon, je vois toujours la tâche rose qui brille et qui court un petit peu plus loin dans l’obscurité du coin des yeux. Je contourne mon frère et continue à courir, franchement pas le temps là.

Et puis je m’arrache presque le bras quand je sens qu’on l’attrape par derrière.

- Nahuel! What’s getting into you?!
- Let go, Lau! The cat is gonna--

Mais quand je retourne les yeux, il n y a plus de tâche.

Parti.

- The cat is gone! Et je retire ma main, super fort. Je suis VRAIMENT dégouté là.

Lautaro soupire, je me tiens le poignet. Sérieux, il allait m’enlever le bras en plus ! Je suis pas un robot de Transformators ou je sais plus quel autre show complètement con, c'est de la chair, pas du métal !

- Nahuel, fit-il calmement, je pense t’avoir répété un milliard de fois que la forêt était dangereuse. Tu pourrais m’écouter pour une fois ? En plus, il y a un sacré  ora---
- "Nahuel va pas tout seul sur le pont.” “Nahuel va pas nager tout seul.” “Nahuel va pas tout seul dans la forêt” “Nahuel !” “Nahuel !” “NAHUEL !”

Je fronce les sourcils. Punaise, mon poignet fait mal !

- J’allais juste suivre un pauvre chat pas trop loin pour essayer de le dessiner ! Mais encore une fois, faut que tu me traites comme un GAMIN ! J’ai plus cinq ans, Lau ! Je peux faire des trucs tout seul, hein ! T'as pas à me suivre partout !

Il hausse les sourcils.

- Clairement pas, fit-il fermement en croisant les bras. Quand je te vois courir sans frein vers la forêt alors que tu sais que c’est dangereux, il faut bien que j’intervienne. Tu veux que je te laisse te faire dévorer par un animal ? C’est ça ?
- Rho mais sérieux est-ce que t’as vu UN SEUL TIGRE depuis qu’on est là ?! Il cligne des yeux. Tu te fais du souci POUR RIEN ! Et tu ME POURRIS LA VIE AVEC ! C’EST LE ÉNIÈME DESSIN QUE JE RATE PARCE QUE TU M’AS PAS LAISSE SUIVRE UN PAUVRE ANIMAL À QUELQUES MÈTRES DU CAMPEMENT ! C’EST VRAIMENT PLUS POSSIBLE ! J’EN AI MARRE !!!

Là c’est bon. Il m’a pas lâché UNE SEULE SECONDE depuis qu’on est monté sur ce bateau ! J’EN PEUX VRAIMENT PLUS ! ET J’EN PEUX TELLEMENT PLUS QUE LA RAGE EST A DEUX DOIGT DE TOURNER EN LARMES MAIS PAS QUESTION QUE JE CHIALE ! Je regarde mon self-appointed geôlier qui me sert de frère DROIT DANS LES YEUX ET JE--

- YOU’RE NOT MY MOM!!

…

Oh non.

Oh non.

Les yeux de Lautaro se font durs, presque comme du marbre. Je sais ce que ça veut dire quand il est comme ça. Je sais ce que ses yeux se referment sur. “L-Lau, j-je…” Je balbutie, à mi-voix, les yeux bas. “C’est… C’est pas…”

Et j’ai pas envie d’entendre ce qu’il va dire. Non mais sérieux, de tout ce que j’aurais pu dire ? Sérieusement, Nahuel ? J’essaye de retenir mes larmes mais elles finissent par couler. J’ai trop honte pour les laisser faire le moindre bruit. Donc je marche en arrière, puis je cours. Je sais pas où je cours, mais les arbres défilent devant mes yeux embués. Je veux juste aller me cacher, là. Le prochain “NAHUEL !” que j’entends est plus un écho qu’autre chose. ”Tu as ses yeux, tu sais.” On m’a toujours parlé de la maman que je ne connais pas. Lautaro m’a toujours parlé de la maman que je ne connais pas. ”Elle t’aimais, Uelito. Elle t’aimais très fort.” J’ai beaucoup regardé ses photos, mais je n’ai jamais compris pourquoi on me disait que j’avais ses yeux. Je ne sais pas. Je sentais une espèce de froid dans mon coeur, comme le froid que je sens contre ma face, là. ”Ton amour pour les alfajores vient pas de nulle part, tu sais…” Un éclair, qui ne m’arrête pas. Le vent est encore plus fort. Je ne comprenais pas. Je ne comprends toujours pas comment je ressemble à ma maman. Les gens autour de moi souriaient et pleuraient quand ils me voyaient devant ses photos, moi, j’essayais de comprendre. Comprendre pourquoi j’ai ses yeux. Comprendre pourquoi le vent soufflait fort contre mon coeur. Et là contre mon corps. ”Tu sais, je pense qu’elle sentait son heure approcher… Les quelques semaines avant l’accident, elle me disait tout le temps de prendre soin de toi.” Et moi, je fais quoi ? Je dis à mon frère qu’il… que…

Dios, je suis le roi des imbéciles.

Et cette fois, je pleure trop fort pour continuer à courir. Donc je… Laisse… Les sanglots me… Punaise, je suis trop con… Je suis nul… Je suis tellement nul… Et puis la pluie commence à tomber et… Et ça tombe fort et… Et le vent siffle fort et… Et limite j’ai l’impression que le vent pas me faire voler et… Et il me pousse tellement fort que je me retrouve à marcher à reculons contre un arbre et… Et j’ai mal partout, mais j’ai surtout mal au coeur et... et... Nahuel, ganso*...

Est-ce que c’est le vent qui mord ? Ou y’a des espèces de cailloux qu’il souffle avec lui ? Quand elle était petite ta mama, elle dessinait tout le temps avec les pierres dont se servait notre grand-maman pour aiguiser ses couteaux avant ses rituels. J’ai tellement pleuré que je suis fatigué, donc je… Je sais pas… Je sais pas quand ça a commencé…

Je me cache les yeux avec le bras et je me retourne pour essayer de voir où je suis. ‘Fin j’essaie. J’utilise l’arbre comme appui pour aider ma rotation mais c’est… Ughn… C’est quoi ce vent… Regarde Uelito, c’est ñuke avec son premier trutruka !. Ma mama en a eu, des trutruka. Moi, je n’en ai vu qu’en photo. Même un truc aussi… aussi con… j’ai pas cette connexion avec elle…

Une soudaine rafale encore plus forte et je lâche mon arbre pour le prochain j’esp— AÏE ! MA TÊTE ! C’est quoi ce veeeeeeeent ! Et mes oreilles… Aïe mes oreilles… C’est Maman qui voulait t’appeler Nahuel…. Regarde-moi, mama. Regarde celui que tu as appelé jaguar. Regarde-le pleurer contre un pauvre arbre dans une forêt, tout ça parce que c’est sa faute à lui s’il s’est perdu. Regarde-le perdre contre une pauvre tempête. Regarde les meilleurs de ses efforts ne rien… valoir… du tout…


Hein ? J’essaye d’ouvrir les yeux. Je baisse timidement les mains de sur mes oreilles. Je pense que je suis en train de devenir un peu enfermo del chape¹ sur les bords.


… Qué ?


De mes yeux qui se battent contre le vent qui les ferment, je vois euh, une espèce de… ‘Fin un jaguar qui brille ?


Un jaguar qui saute entre les arbres ? Un jaguar qui s’éloigne puis euh, qui…


Le jaune et le noir fondent les uns sur les autres, les traits du jaguar se délient. Le tout s’éclaircit, tourne comme un rêve autour de lui-même. Et je ne comprends pas comment. Je ne comprends pas comment c’est possible au milieu de cette tempête. Je ne comprends pas comment c’est possible tout court.


Elle berce un nouveau-né dans ses bras, ses grands yeux qui brillent plus fort que toutes les étoiles de bonheur du monde le regardent tout doucement.

- Ma…


Je m’appuie contre ce que je peux attraper de l’arbre qui m’empêche de devenir un projectile, et je me lève.

- … Mama ?


J’arrive pas à parler. J’arrive pas à penser à quoi que ce soit. J’oublie même que j’allais me prendre une branche il y a deux minutes. Et je cours. Je me bats contre la force qui me pousse de tous les côtés et je cours.

- MAMA !


Je cours. Je cours et je l’appelle. Mais dès que je pense que j’ai assez couru pour l’atteindre, elle s’éloigne de moi. Je cours à travers lianes, flaques, boue et branches. Je cours, je cours, je cours et mes larmes coulent. “Lo siento, mama… Lo siento...”² La tempête emporte mes mots, me planque contre une branche ou un arbre, ou une flaque de temps en temps. Je ne sais pas si je veux qu’elle m’entende. J’ai tellement, tellement peur de la voir disparaître dès qu’elle m’entend.


Je ne comprends pas. J’ai envie de te dire que je ne comprends pas. Je ne comprends pas une seule des photos sur lesquelles tu portais des instruments que je ne connais pas. Je ne comprends pas pourquoi quand je mets mes photos de bébés près des tiennes, je trouve qu’il n’y a presque pas de différence. Je ne comprends pas non plus comment tes yeux pleins de douceur et les miens pleins de peur se ressemblent.


Je ne comprends pas. Je ne comprends pas pourquoi j’ai l’impression d’avoir fait ton deuil toute ma vie alors que je ne ne me souviens pas t’avoir jamais vu. Je ne comprends pas cette douceur avec laquelle tu nous regardes sur les photos, Lautaro et moi. Je ne comprends pas comment tu m’as donné ton amour pour les alfajores ou le dessin ou quoi que ce soit d’autre.


Je ne comprends pas. Je ne comprends pas pourquoi je cours. Je ne comprends pas pourquoi je pleure. Je ne comprends pas pourquoi je veux te serrer dans mes bras.

Elle arrête enfin de bouger. J’y suis, j’y suis enfin !


Et quand je saute dans ses bras, mon étreinte se referme sur le vent. Qué ?


- Mama ?

Ou est-ce qu’elle est ? Elle était là, juste là, il n’y a même pas une fraction de seconde !

- MAMA ?

Non, non, non, non, non, non, non, non, non !!

- MAMA ?!!

Je regarde autour, au-dessus, au-dessous, derrière le feuillage, sous et sur les pierres que la tempête pousse sous mes pieds.

- MAMA PORFA !! NO ME DEJES !!⁴

Je crie, je l’appelle, mais je sais qu’elle ne m’entend pas. Je finis par juste m’agripper à l’arbre près de moi. Avec autant de force qu’il ne m’en reste après avoir autant couru. Autant de force que mes sanglots ne m’en laissent. Mais où est-ce que je suis ? Je pense que je me suis encore plus enfoncé dans la forêt. Mais… Mais ça avait l’air… Mais elle avait l’air d’être là… Nahuel, Nahuel, stupid ganso… Les morts ne reviennent pas. José me disait toujours que sa grand-mère lui disait qu'il n'y avait qu'un seul jour où ils venaient rendre visite aux mortels, mais que même ce jour, il n'y avait que certains élus qui réussissaient à établir le moindre contact. Je n'en fais pas parti. Il aurait fallu que--

Et puis quelqu’un me touche l’épaule, non, les deux épaules. "... Mama ?" L’eau, le vent et les larmes rendent ma vision pas très claire. Une seconde la silhouette brille comme celle que j’ai vu quelques instant plus tôt, je me frotte les yeux et… Hein ?

Ce n’est plus du tout une silhouette tirée d’un rêve que je vois devant moi, mais les yeux, le visage et le corps bien réel de la mime dont les cheveux battent fort dans le vent. Euh… Yǎjù ? Je ne fais que la regarder, comprenant à peine ce qu’il se passe. Son regard est ferme et plein d’urgence. J’allais demander si elle s’était perdue elle aussi, mais elle n’a pas trop l’air de vouloir discuter. Et moi-même ne comprends rien à ce qu’il vient de se passer. Donc je la regarde aussi. Et puis c’est tout.