Du coup, ça y était, Ju s'embarquait sur cette étrange croisière. Quand je l'avais vue prendre ce prospectus, je n'aurais jamais cru qu'elle irait vraiment. Tout du moins, la Ju du passé n'aurait pas osé. Mais elle avait bien changé depuis cette époque. Elle était plus libre, maintenant, plus rien ne la retenait.

Mais après tout, pourquoi pas ? Cela pouvait n'être qu'une expérience enrichissante. Même si les moyens semblaient vraiment ric et rac... Ce Crook semblait bien radin en effet. Mais à côté... c'était impressionnant qu'il soit aussi polytâche. Il y avait un côté assez familial à cette embarquée. Ça me plaisait. Je me demandais quelles personnes ma mime rencontrerait... C'était parti pour durer quelques semaines, après tout.

Elle n'avait pas emporté grand-chose avec elle à part son violon et sa petite valise. S'installer dans sa cabine ne lui avait pas pris beaucoup de temps mais la voir contempler un coup les murs comme s'il s'agissait de sa nouvelle maison m'avait un peu étonné. C'était fou comme elle s'adaptait vite... Je me demandais ce qu'elle attendait de cette croisière de fortune.

De ce que j'avais pu voir, il y avait des personnes de littéralement tout la planète. C'était impressionnant de voir autant d'origines réunies... J'espérais qu'elle se ferait de bonnes relations ici. Remarque, ce n'était pas ce qui m'inquiétait le plus avec elle. Elle avait une aura qui la faisait facilement se faire apprécier des autres en général.

Cela faisait quelques jours que le bâteau était parti, et Ju s'était déjà trouvée un petit public pour ses représentations de mime. Son absence d'expression orale a pu en intriguer quelques uns mais à l'aide d'un bout de papier et d'un crayon, elle avait pu indiquer le patronyme par lequel la désigner, une version en chinois et à côté en écriture latine.

Yǎjù.

Quel choix... Intriguant. Elle aurait pu donner son véritable prénom... Mais au lieu de ça, elle avait préféré notre nom de scène à elle et moi. Je... m'en sentais assez touché. Je minimise mes mots mais... Vraiment, Ju... Je te trouve courageuse de continuer d'avancer comme ça. Je n'aurais pas aimé que tu t'en arrêtes à mon décès. J'aimais d'un autre côté cette forme de commémoration de ce qu'on était toi et moi, douce et ironique. Je suis toujours à tes côtés mais... Ce n'est pas pareil.
Ce ne serait jamais plus pareil.

Les gamins et plus grands applaudirent quand t'eus fini de caricaturer Charlie Chaplin, ce qui était un coup assez fort puisque le personnage était en lui-même une grosse caricature. Tu fis une révérence pleine d'une grâce délinquante.

Ça me faisait du bien de te voir aussi épanouie.

Il manquait néanmoins plus qu'une seule chose... Le son de ton violon. Quand est-ce que le sortirais-tu à bord ? Je suis sûr que certains apprécieront cette trêve avec les numéros de cornemuse du capitaine-à-tout-faire - sauf son respect. C'est comme si tu t'assurais que ton nouvel environnement soit favorable à ton chant muet. Le moment n'était pas encore venu, semblait-il... Mais tu avais déjà tissé des liens avec pas mal de gens à bord. Je te souhaite qu'ils fleurissent à la positive. Ça, et tout le bonheur du monde...

Vous voici à la plage depuis quelques jours déjà. Première île, première escale. Le paysage était à couper le souffle. J'aurais aimé pouvoir sentir l'air marin... Mais bon, on fait avec ce qu'on a. Mon esprit est là au grand dam des nihilistes, autant en profiter...

D'ailleurs, le capitaine Crook a prévu une course d'orientation en pleine forêt. Tu hésites à y aller, je le sens. D'un côté ça promet d'être amusant, autant le langage des signes n'était pas forcément compris par toustes. Quoique... Même sans parler, toi et tona coéquipièr pourriez aller loin dans cette petite escapade.
Allez... Tu n'as rien à perdre, après tout.

Le camp est ravagé quand vous y revenez.
L'orage a été sans pitié. Les tentes sont crevées, des arbres sont tombés, des affaires se sont perdues ; la joie n'est tout simplement plus. Vous avez survécu, mais il y a des disparus. Les mines sont tristes, inquiètes, fatiguées, encore apeurées. Personne n'avait prévu que cette aventure tourne d'un coup au cauchemar. Quelques heures plus tôt, vous vous amusiez encore.

Je ne sais plus qui, mais quelqu'un a commencé à ramasser et déblayer les dégâts, puis tout le monde a suivi en silence. Tu as aidé, toi aussi - le silence ne changeait pas tes habitudes. S'il fallait reconstruire, tout le monde devait mettre la main à la pâte.

C'est ce jour-là que tu sortis pour la première fois de la croisière ton violon. La nuit était tombée sur un feu durement allumé et un silence malaisé planait - le choc était encore présent. Tu t'étais dirigée vers ta housse - heureusement, tu ne l'avais pas perdue dans la tempête -, l'avais sorti. Tu l'avais posé sur ton épaule et accordé.

La mélodie démarra doucement. Cela dura un moment.
Je pense que tu fis beaucoup de bien à pas mal de personnes, ce soir-là. Tu avais donné le sentiment que les étoiles qui s'étaient cachées la veille se penchaient désormais avec bienveillance sur vous. Un sentiment d'espoir et de protection que tu espéras plus qu'éphémère, sans doute. Tant que vous restiez soudés, tout se passerait au mieux. Tu en étais persuadée. Vous vous relèveriez de cette épreuve. Vous étiez encore vivant.e.s, après tout.

Des autochtones sont venus depuis la brèche qui s'est ouverte dans la montagne.
Incroyable. Toute une civilisation semblait vous attendre de l'autre côté... Ils avaient parlé de palais, en effet.

D'ailleurs... Comment cela se faisait-il que vous vous compreniez tous ? Vous ne parliez pas les mêmes langues. C'était normal pour moi, mais... pas pour vous. Il y avait quelque chose de très étrange par rapport à cette île... Et te connaissant, Ju, tu voudrais en apprendre plus. Aucune surprise quant au fait que tu décides de suivre les guerriers armés. Tu avais toujours été très curieuse. Puis, tu n'avais pas grand-chose d'autre à faire sur la plage... Alors autant voir ce qu'il y a de l'autre côté.

Tu pris donc tes affaires et joignis l'expédition à travers ces terres sauvages qui avaient encore une multitude de surprises à vous offrir. Je te sentais qui t'extasiais devant chaque nouvel animal qui apparaissait, face aux végétaux que tu méconnaissais. Tu faisais partie de ces gens qui apportaient de la fraîcheur par leur calme enthousiasme dans votre petit groupe.

Tu aurais aimé pouvoir dessiner aussi bien que le petit Nahuel pour noter tout ce que tu voyais, rien que pour ton petit plaisir personnel. Tu aurais pu tout simplement écrire, mais au final c'était plus nourrissant de tout enregistrer avec tes sens qu'avec ton esprit seulement. Je n'avais qu'une crainte : que vous ne vous fassiez attaquer par des prédateurs. Les autochtones, nommés ijobiens, semblaient bien connaître les lieux, mais on ne savait jamais. Je t'aime, mais pas au point que tu me rejoignes aussi vite dans le monde éthéré. Si les dieux de ce peuple sont réceptifs à mes prières, qu'ils les entendent et vous protègent tout du long de votre marche.


Le périple se passa bien. Les ijobiens étaient extrêmement prudents dans leurs déplacements mais assez posés. Je me demandais ce que vous alliez découvrir une fois arrivés. Avec un peu de chance, pas une table rituelle pour sacrifice humain. C'est que nous ne connaissons encore rien de leurs rites et cultes donc bon... Il y a toujours une place pour quelques petits doutes utiles. Quoique les doutes ne servent plus à grand-chose au point où vous en êtes. En plus les gardes semblaient assez vigilants quant au fait de ne pas perdre l'un d'entre vous sur le chemin... S'échapper paraissait donc un peu ardu.

Je sais que tu as confiance en la vie, mais franchement, si j'avais été incarné à tes côtés en ce moment, je ne sais pas si j'aurais été aussi serein que tu le semblais. Comment faisais-tu, Ju ? Tout semblait tellement tranquille avec toi, tout semblait tellement facile. Tu étais toute petite et pourtant tu paraissais pouvoir tout faire si tu le souhaitais. J'espérais que cette force intérieure que tu couvais en toi continuerait de vibrer et d'éloigner toute forme de danger. J'avais hâte de voir ce que vous alliez découvrir, mais j'avais aussi un peu d'appréhension. Je ne sentais pas de malveillance derrière les actions des ijobiens pour vous aider, là où Crook vous avait totalement abandonnés, mais promets-moi d'être prudente tout de même.

... J'oubliais que tu ne pouvais pas m'entendre.
... Je te fais confiance pour t'en sortir quoi qu'il arrive. Tu n'es pas Ju pour rien. Tu t'accroches qu'importe l'épreuve. Continue d'avancer vers cette ville et cette population inconnues... Je suis certain que t'y apprendras beaucoup - et en bien, je l'espère.