Presque tous les jours à Isokan les marchands, artisans comme producteurs, animaient les rues de leurs cris et de leurs stands, accueillant à bras ouverts qui saura comprendre leur art ou la beauté de leurs produits. Presque, parce que sauf catastrophe naturelle sans précédent, personne ne renoncerait à gagner des coquillages dans LE village où prospérer est une question de talent.

Lenorian arpentait ainsi les rues colorées par la foule. Elle était dans son élément, en quête de nouvelles trouvailles comme d’inspiration, soucieuse de la qualité des articles proposés dans sa ville. Sur son chemin, des mains se levaient, des regards s’inclinaient, alors que tous - ou presque - reconnaissaient la grande marchande, dont la réputation n’était plus à faire. Extrêmement impliquée dans les affaires d’Isokan, elle ne se lassait pas de faire preuve d’évergétisme, à mesure qu’elle aidait quelques nouveaux artisans à établir leur commerce en ville. Pour peu que l’on sache capter l’intérêt de ses mirettes azurées, il fallait ensuite s’attendre à ce qu’elle remue ciel et terre pour mener ses protégés à la réussite qu’ils méritaient.

Une brochette dans une main et de plus en plus de bijoux - cadeaux, tests et que sais-je encore - sur ses doigts comme dans ses cheveux, la jeune femme continuait son chemin d’un pas assuré. Si les ouragans savent détruire les constructions, l’entrain, la créativité et les échanges sont des vertus immortelles propres aux humains.

Aujourd’hui émissaire de la Guilde marchande, Lenorian scrutait sans faillir la foule à la recherche de visages inconnus comme un mineur chercherait des pierres précieuses pour en montrer la valeur au monde.

C’est alors qu’elle tomba sur un diamant.

Quelque peu en retrait, il avait devant lui des sculptures de bois qui ne manquèrent pas de rappeler à la jeune femme un certain personnage. Elle s’approcha, saisit entre ses doigts un animal à écaille, un long poisson, pour l’examiner sous toutes ses coutures, en gardant le silence. Certes, le travail n’était pas aussi perfectionné que celui de Nashoba, mais il valait la peine d’être remarqué.

La marchande baissa les yeux vers le vendeur, qui ne semblait pas avoir passé la vingtaine de déluges. Svelte, elle se demanda comment il avait bien pu survivre au dernier ouragan, sans pour autant laisser apparaître ses doutes sur son visage. Un enfant comme lui aurait-il vraiment pu produire un tel travail ? Plissant les yeux sans quitter le visage du jeune homme à la peau mate, elle continuait à le détailler - ou plutôt  à le jauger - en silence.

Baissant encore ses yeux jusqu’à ses mains, où Lenorian découvrir un ouvrage d’une rare beauté. Un oiseau, à en croire les ailes si finement taillées, bien différent du reste de ses articles.

— Excusez-moi ? commença-t-elle en s’adressant enfin à lui : c’est vous qui faites ces merveilles ?

Elle pointa du doigt l’ensemble du stand, un sourire commercial s’étirant sur ses lèvres, sans que la lueur admirative ne disparaisse de son visage.

— Faites-vous partie d’une boutique d’Ijọba ? continua-t-elle d'un ton curieux.

C’était le plus probable, vu l’âge du jeune homme, mais l’on n’est pas à l’abri d’une pépite inexploitée, n’attendant que d’être déterrée pour briller.

Posant un regard curieux sur le jeune homme qui lui faisait face, derrière l’étal, Lenorian ne pu s’empêcher de le trouver adorable au premier abord. D’autres personnes s’étaient arrêtées tout comme elle pour se laisser aller à la contemplation des figurines de bois présentées par le jeune artisan, mais à aucun moment il ne s’était senti obligé de faire de la publicité pour son business ou de parler inutilement pour convaincre d’éventuels clients. Son rire gêné étira un léger sourire sur les lèvres de la marchande.

Isokan était un endroit permettant à presque d’importe qui de faire fortune, tout comme les marchés du Delta. Nombre d’escrocs foulaient les rues du village et s’installaient derrière un stand pour vendre de quoi arnaquer les passants, mais la brune sentait que ce n’était pas le cas de son interlocuteur. Il y avait du cœur et de l’esprit, dans les créations présentées sur le stand.

— Je vois, opina Lenorian en écoutant attentivement le jeune homme en se saisissant d’une nouvelle sculpture, une moue pensive sur son minois.

Lorsqu’elle entendit la réponse de l’artisan à sa deuxième interrogation, Lenorian arqua un sourcil surpris. Aucune boutique ? Pas d’atelier même ? Un « amusement », sans maître ?

L’autre intérêt des marchés est la possibilité d’y rencontrer des pépites inexploitées. Lorsque cela fait des années que les meilleures marchandises vous passent sous le nez, repérer les talents des gens devient une habitude.

Pourquoi cette question ? Elle se fendit d'un sourire malicieux.

— Parce que cela me surprend que vous ayez réussi à sculptez tout ça par vous-même… Attention, je ne doute absolument pas de votre sincérité mais… elle posa la statuette qu’elle avait entre les doigts sur l’étal. Mais cela me surprend que vous n’apparteniez à aucun atelier reconnu ou boutique, vu la qualité du bois et de la sculpture. En général, les jeunes gens de votre âge qui vendent leurs productions ici sont issus d’un atelier et cherchent à se faire des coquillages plus facilement…

Elle marqua une pause, porta une main pensive à son menton.

— Ce qui m’amène à une autre question : comment avez-vous appris à sculpter de la sorte ?

Puis, avant même que le jeune homme ait pu répondre, elle se reprit rapidement, échappant un léger rire commercial.

— Mais où sont mes manières ? Pardonnez-moi, je ne me présente pas et je vous harcèle de questions…

Elle leva les yeux au ciel avec un sourire et planta ses prunelles bleutées dans celles du jeune homme, comme pour jauger avec encore plus d’attention sa réaction.

— Lenorian Olypa. Je suis moi-même marchande et je fais partie de la Guilde, se présenta-t-elle rapidement en omettant volontairement certains détails.

Elle doutait que le jeune garçon la connaisse. Entre son âge et le fait qu’il n’appartenait à aucun commerce d’Isokan, il semblait peu probable qu’il soit capable d’associer son nom à la hiérarchie du village. Mais si c’était le cas, cela promettait d’être amusant.

Entendant quelqu’un l’appeler, Lenorian leva brièvement la tête, quittant un instant des yeux le jeune homme, pour saluer à son tour une connaissance. Celui-ci tenait certainement un stand avec sa fille quelque part dans le marché et elle n’obtint la paix qu’en lui promettant de passer le voir plus tard. Avec un sourire d’excuse, elle reporta son attention sur le jeune homme, qui venait de lui exposer avec une franchise toute innocente sa façon de penser.

— Je vois, c’est une bonne manière de voir les choses. Le principal est de ne jamais décevoir un client, quel qu’il soit. C’est un plaisir de vous rencontrer, Karah, marqua-t-elle avec un nouveau sourire. Cela-dit, je crois bien que mon temps est tout sauf perdu, voyez-vous…

A ces mots, elle s’empara d’une autre figurine de bois, qu’elle compara d’un œil attentif avec celle qu’elle avait déjà dans son autre main.

— Avec un peu plus de technique et de meilleurs instruments, vous parviendrez sans mal à vous élever au-dessus du rang. Je pense que vous avez le potentiel de briller par vous-même, mais avec un soupçon d’expérience… je n’ose imaginer la progression que vous serez en mesure d’effectuer avec un bon maître.

Et de bons maîtres, elle en connaissait. Enfin, surtout un, mais elle l’imaginait mal accepter un disciple qu’elle-même aurait sélectionné. Quoique, pourvu qu’il fasse ses preuves… même le vieil ermite devrait être impressionné par le talent de Karah.

La marchande déposa les deux figurine et observa d’un air bienveillant le jeune homme qui lui faisait face. Il avait beau ne pas être très confiant ni assuré, il parlait de sa passion avec ferveur et honnêteté.

Lorsque Karah posa sa dernière question, Lenorian ne pu s’empêcher de pouffer d’amusement derrière une main richement décorée.

— La Guilde est plus qu’un groupe… vous n’êtes pas d’Isokan peut-être ? un grand sourire sur son minois, Lenorian se pencha vers le brun pour parler plus pas : la Guilde décide et gouverne à Isokan, vous n’êtes pas au courant ?

C’est plutôt improbable de ne pas connaître l’existence de la Guilde lorsque l’on vient vendre ses productions à Isokan.

— J’en déduis que vous n’avez pas d’autorisation de vente ? Ou peut-être votre père vous en a-t-il procuré une ?

Qui est cet homme qui laisse son fils vagabonder dans les rues d’une cité dont il ignore tout ? C’est pourtant évident qu’une place dans les rues d’Isokan s’achète, à moins de vendre directement sur le trottoir de sa maison ou de sa boutique Se parant d’un sourire amusé, Lenorian continua sur sa lancée.

— Peut-être que la Guilde pourra fermer les yeux, si vous vous y rendez un peu plus tard.

Elle ponctua sa phrase d’un haussement de sourcil malicieux.

Après tout, c’est elle, la Guilde.

Reposant soigneusement les statuettes à leur place, Lenorian prêta une oreille attentive au jeune homme. Un sourire étrange sur le visage, elle se délectait de voir un innocent jeune homme atterrir dans ses filets. La Guilde avait besoin de talents comme lui, mais il n’était pas toujours simple d’obtenir leur affiliation. La plupart des artisans vendant leurs produits à Isokan étant plutôt âgés, ils faisaient passer leur fierté avant les avantages offerts par la Guilde.

Il n’était pas rare de croiser de jeunes talents se formant en dehors des circuits classiques, mais il appartenait aux personnes comme la marchande, avec de grandes responsabilités, de les remettre sur le droit chemin.

« Impliqués dans l’économie » ? Le sourire de la brune s’accentua. Il était si adorable, comme un poussin à peine sorti de l’œuf, jeté dans la fosse aux crocodiles. Heureusement qu’elle était le premier prédateur à l’avoir trouvé….

Car Lenorian est un gros, très gros crocodile.
Et ne lâche pas ses proies facilement.

— Mon petit, commença-t-elle avec un ton plein de malice, la Guilde est l’économie. La plupart des marchands possédant des stands ici en font partie. Elle patronne et protège les artisans et les marchands comme vous et moi.

Lenorian marqua une pause, lissa quelques pans de ses vêtements.

— Mais ce n’est pas une raison de vous excuser. Vous êtes jeune après tout et je vous parle d’un monde d’adulte.

Elle ne dardait pas Karah avec condescendance, sinon avec bienveillance, veillant à ne pas l’intimider ou l’effrayer outre mesure. Les règles sont connues de tous, à Isokan, et la milice comme les employés de la Guilde veillent à ce qu’elles soient respectées. C’est un miracle que Karah ait pu passer entre les mailles du filet.

Ou peut-être sa candeur naturelle lui avait-elle sauvé la mise ? La jeune femme se fendit d’un nouveau sourire. Ça ne l’étonnerait pas, il lui semblait voir un nourrisson du point de vue de l’artisanat.

Elle éclata de rire en entendant Karah parler de son père.

— Je prends ça pour un aveu.

Son père devait être un campagnard isolé d’Isokan, n’ayant pas pensé à avertir son fils des lois qui régissaient Isokan ou ne les connaissant tout simplement pas.

Soutenant le regard brûlant du jeune homme, Lenorian sourit à nouveau, d’un air doux qui cachait parfaitement son rictus carnassier.

— Entendu, je vous y conduirai.

Elle ne releva pas sa remarque quant au fait qu’elle savait beaucoup de choses sur la Guilde. Cela faisait partie du savoir de tout bon marchand qui se respecte, à vrai dire, mais il est vrai qu’il y a rarement plus calé qu’un maître marchand. Mais ça, elle ne lui révèlera qu’au dernier moment.

Lenorian aimait les retournements spectaculaires, surtout lorsqu’ils touchaient à sa personne. Elle composa un visage sérieux en reportant son regard sur la foule.

— Je dois m’affairer encore un moment au marché, si ça vous va, je peux vous retrouver ici lorsque vous aurez terminé votre vente ? proposa-t-elle. Quand pensez-vous terminer ?

Détachant une broche des tissus qui enveloppaient sa taille, elle tendit le bijou à Karah.

— Si vous avez des ennuis d’ici là, montrez cet insigne et vous n’aurez pas à vous inquiéter de quoi que ce soit.

Elle ponctua sa phrase d’un clin d’œil envers le jeune homme, avant de glisser ses bras dans ses manches et de s’éloigner.

Ecarquillant légèrement les yeux, la marchande esquissa un nouveau sourire, profondément amusé, en écoutant le jeune homme se défendre quant à son âge. C’était si innocent qu’elle en serait presque touchée, si elle n’avait pas dans l’idée de faire fructifier Isokan sur le dos du jeune homme.

Elle croisa les bras sur sa poitrine et darda le brun d'un regard soudain sévère.

— Justement, vous êtes bien jeune pour un artisan à son propre compte. La plupart des maîtres d’Isokan ont acquis leur savoir-faire au fil des déluges et sont bien plus âgés.

Elle cacha une moue faussement désolée derrière une main laiteuse et continua d’échanger avec Karah, qu’elle considérait certes comme un artisan doté d’un grand potentiel, mais non moins comme un paysan débarqué du fin fond d’Ijọba. S’amusant intérieurement du manque de connaissance du jeune homme - n’avait-il rien écouté lors de la formation ? L’avait-il désertée ? Etait-il simplet ? Vivait-il dans une grotte ? - sans lui en tenir rigueur, puisque seules l’intéressaient ses qualités de sculpteur, Lenorian l’écouta pourtant jusqu’au bout, appréciant son intérêt soudain pour la Guilde.

Elle avait néanmoins du mal à suivre sa logique, lorsqu’il se mit à se dépeindre comme un profiteur. Plissant légèrement les yeux. Le commerce était un métier de profiteur par essence, puisqu’il s’agit de faire du profit. Que le jeune homme estime ne pas faire partie de la marre aux crocos acheva de déterminer Lenorian à le pervertir.

Elle en ferait un pion parfait, un commerçant à l’air innocent - et sincèrement candide -, capable de faire affluer les coquillages avec le bon coup de main. Or, ce coup de main, la Guilde pourrait lui conférer, par son réseau, composé de membres, d’associés, mais aussi de puissants interlocuteurs et clients.

L’éthique ? La retenue ? La décence ?
Lenorian s’asseyait dessus lorsqu’il était question de commerce.

Elle avait reconnu dans les yeux de Karah l’ambition qui faisait défaut à trop de jeunes Ijọbiens pourvus pourtant de talent, et ne serait satisfaite que lorsque celle-ci serait réalisée.

Intéressée, la marchande n’aimait néanmoins pas la manière dont le jeune artisan pensait pouvoir s’adresser à elle. Pensait-il être en possession de toutes les cartes ? Se croyait-il déjà irremplaçable ? Songeait-il sérieusement à prendre la main face à quelqu’un de sa trempe ? Elle ricana intérieurement. Elle s’assurerait de le faire redescendre de son petit nuage, une fois qu’elle l’aurait attiré dans sa toile.

Bien entendu, elle l’attirerait au sommet de la gloire qu’il pourrait atteindre, s’il se montrait à la hauteur de ses attentes, mais cela aura un prix. Toutes les choses - mêmes les humains - ont un prix, et ceux de Lenorian sont particulièrement élevés.

— Bien, faisons comme cela, se contenta-t-elle d’acquiescer en inclinant légèrement la tête dans une brève, mais polie, salutation.

Voyant d’autres potentiels clients s’agglutiner, elle croisa quelques regards familiers, mais se contenta de soutenir leurs regards curieux avec un sourire énigmatique. Elle ne révèlerait rien de ses plans, pas tout de suite du moins.


Lenorian s’était attardée plus d’une heure encore au marché. Elle se faisait un devoir de rencontrer les artisans qu’elle patronnait et les visages familier, s’assurant de la prospérité du commerce et d’Isokan. Particulièrement proche du peuple, dont elle est elle-même originaire, elle s’employait parfois à servir de relais entre l’autorité royale et celui-ci. La distance entre le palais et les autres villages impliquait parfois des décalages entre la politique et la réalité et la marchande rencontrait souvent les grands du royaume pour leur donner son avis sur la gestion d’Isokan. Au diable le protecteur, c’était elle, la véritable souveraine de ce merveilleux village. Elle et une poignée d’élus.

Mais surtout elle.

Apercevant le visage de Karah, elle s’approcha de l’endroit où se tenait plus tôt son étal, et le salua rapidement. L’enjoignant à la suivre, elle le scruta avec un air curieux.

— Que savez-vous d’Isokan, au juste ? Votre père ne vous a jamais rien appris sur le fonctionnement du village ?

Qui était-il, au juste ? Un rebelle ? Un opposant au pouvoir ? Ou devait-elle simplement s’inquiéter pour la jeunesse Ijọbienne à cause d’un manquement de la part des précepteurs qui étaient censés apprendre aux jeunes gens les bases de la société ?

Elle le découvrirait bien assez tôt.